Article publié dans la revue Contacts numéro 230 Avril-Juin 2010
Dans une longue étude toute en finesse et riche de citations, Costi Bendaly, s’interroge sur l’épineuse compatibilité entre un Dieu d’amour et le cortège de malheurs tombant en pluie sur sa création. Modestement, l’A. avance avec fermeté un certain nombre de certitudes sur lesquelles les chrétiens pourraient s’entendre, comme par exemple l’idée que Dieu n’est pas à l’origine du mal. Il faut dépasser les anciens clichés dont la Bible est émaillée en disant, par exemple: si je suis malade, ou aveugle, c’est Dieu qui me punit, ou punit mes parents. D’autres citations, dans les Écritures d’ailleurs, vont en sens contraire, et le comportement du Christ indique qu’il ne saurait y avoir, en lui, d’ennemis ou d’hommes destinés à souffrir. Loin d’être un spectateur impassible des malheurs du monde, Dieu s’y incarne pour partager la souffrance de ses créatures, Lui, l’être divin dépouillé de son impassibilité (II pleura devant le tombeau de Lazare) et de sa divinité, pour souffrir une crucifixion qui perdurera, nous dit Pascal, jusqu’à la fin du monde. On peut lever un coin de rideau, mais le mystère, dit l’A., n’en demeure pas moins total. Il remonte à l’origine de la création. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, se demandait Heidegger ? Ce quelque chose, ne serait-ce pas l’amour ? Nous pouvons avoir le cœur brisé, et savoir que le Christ a traversé cette brisure jusqu’à la Croix et la Résurrection. Devant une douleur trop forte, mieux vaut un silence « bruissant d’espérance ».
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Traduit de l’arabe par Jihane Fiani avec le concours de l’auteur
A Rami Hosni
animateur du « Club MJO du Livre », à Mina (Tripoli, Liban), pour l’intérêt qu’il a porté à ce texte, et pour son insistance à le voir traduit en français.
Ce texte a paru pour la première fois, en arabe, dans la seconde édition, augmentée, de l’ouvrage du même auteur, intitulé « Dieu, le mal et la destinée », publié en 1993 par les Editions An-Nour, Beyrouth, et repris en seconde édition, par la Coopérative An-Nour, en 2007.
Dieu et les malheurs
Comment l’existence des malheurs est-elle compatible avec le pouvoir de Dieu et sa bonté ?
Introduction
C'est là un sujet extrêmement important et sensible qui, depuis l'Antiquité, tourmente les hommes et met à l’épreuve la foi d’un grand nombre. En effet, nombreux sont ceux qui se sont écartés de la foi à cause de ce sujet et continuent à le faire jusqu'à présent. Ils déclarent que l'existence du mal dans ce monde (les calamités étant l'un de ses aspects) permet de tirer l'une des deux déductions: soit que Dieu le veuille, et par conséquent, Il n'est pas bon; soit qu'Il ne le veuille pas mais qu'Il ne peut empêcher son existence, et s’avère par là impuissant. On en déduit, dans les deux cas, celui d’un Dieu sans bonté ou sans pouvoir, que ce Dieu ne pourrait être Dieu tel qu'on le conçoit[1]. De là, ils concluent que Dieu n'existe pas, ou du moins, ils se comportent comme s'Il n'existait pas.
En revanche, on remarque que les croyants s'évertuent à sauver l'image de Dieu que l'existence du mal a ébranlée, par des moyens dont le moins qu'on en puisse dire c'est qu'ils ne sont pas convaincants pour les incroyants et même qu'il est douteux qu’ils puissent les convaincre profondément eux-mêmes. Dans le but de sauver le pouvoir de Dieu, ils disent que le mal n’arrive que par sa volonté, et d'autres disent, pour atténuer cette affirmation, que ce mal arrive par sa permission, sans se rendre compte que l'autorisation en question équivaut à une alliance ou une complicité[2]. De même, dans le but de sauver la bonté de Dieu, ils disent que s'Il veut le mal, c'est pour exécuter sa justice qui exige de punir les méchants. Et pour expliquer qu’Il « permette » que le mal frappe un innocent, ils disent qu’il s’agit d’un bien mystérieux que seul Dieu connaît et qu’il destine à cet homme à travers le mal que ce dernier subit. Toutes ces réponses affligeantes ne prennent en compte ni la dignité de Dieu ni celle de l'homme, même si elles sont présentées avec les meilleures intentions. Nous en avons entendu de pareilles, par exemple, lors de la catastrophe du séisme marin (Tsunami) qui a ravagé les côtes asiatiques, le 26 octobre 2004, et a causé la perte de dizaines de milliers de victimes.
Ma modeste tentative part de la foi, mais elle aspire, avec l'aide de Dieu, à ne pas dissimuler la complexité et le tragique de la réalité, et à éviter les réponses hâtives et les impasses auxquelles elles mènent inéluctablement. Je crois que l’entière réponse ne nous est pas accessible parce que Dieu dépasse tout ce que nous pouvons dire à son propos: non pas comme celui qui se cacherait derrière un mur imprenable afin d'être protégé de notre curiosité, mais comme l'horizon recule sans fin devant celui qui s’imagine sur le point de le toucher; ce qui nous pousse à poursuivre le chemin ou la navigation, nous enfonçant indéfiniment dans l'espace. De même, le fait que le mystère de Dieu nous est voilé, est une invitation à poursuivre sans cesse notre plongée dans ce mystère qui se révèle à nous progressivement, sans que nous ayons la possibilité, même dans l'éternité, de l'épuiser.
L’entière réponse nous est interdite, mais nous pouvons éclaircir certains points et éliminer quelques illusions, ce qui n'assouvit pas notre curiosité et ne supprime pas notre inquiétude, mais trace à l'esprit un chemin qui sauvegarde la dignité divine et humaine à la fois, sachant que cela ne saurait épargner à la victime du malheur sa souffrance, ni le sentiment amer, qui en découle spontanément, d'être délaissée par Dieu (c'est le même sentiment éprouvé par Jésus lorsqu'il a crié, sur la croix: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?" : Marc 15 :34), mais permet de vivre cette souffrance dans son véritable contexte, la libérant de l’absurdité destructive du non-sens, sachant que la plus pénible absurdité c’est celle qui défigure Dieu pour s’en faire une couverture et une confirmation.
Ma tentative vise à allier l’extrême tragédie à l’extrême espérance, et à se situer, de la sorte, sur la ligne du christianisme, qu’Emmanuel Mounier a désigné comme "optimisme tragique", et dont Jacques Maritain a écrit: "Le christianisme authentique (…) est pessimiste et profondément pessimiste en ce sens qu’il sait que la créature est tirée du néant, et que tout ce qui vient du néant tend par soi au néant ; mais son optimisme est incomparablement plus profond que son pessimisme parce qu’il sait que la créature vient de Dieu et que tout ce qui vient de Dieu tend à Dieu."[3]
Le premier fait que nous puissions assurer c'est que Dieu n'est pas source de calamités, contrairement aux croyances populaires qui règnent parmi nous, qui se traduisent à travers des expressions récurrentes comme: "Que Dieu ne vous fasse pas de mal" ou "Dieu l'a aveuglé ou m'a aveuglé", et qui sont héritées de la mentalité sémitique qui tend à tout ramener directement à Dieu, en reconnaissance (hâtive comme on le verra plus loin)[4] de son pouvoir. Une sérieuse méditation du patrimoine biblique – lu à travers Jésus, sans lequel la lecture du Livre ne saurait être correcte comme le dit Saint Paul (II Corinthiens 3:14-16) – révèle, par contre, que Dieu ne saurait être source de mal.
Alors que les courants dualistes, comme le zoroastrisme, le manichéisme et le gnosticisme expliquent le mal par l'existence de deux principes éternels dans la divinité, l’un bon et l’autre mauvais (Ahura Mazda [contracté ultérieurement en Ormuzd] et Angra Mainyu [contracté ultérieurement en Ahrimane] dans le zoroastrisme), nous voyons que le Dieu de la Bible est entièrement bon, comme il est mentionné dans l’Epître de Jacques:
"Que personne, lorsqu’il est tenté, ne dise : C’est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne (…) Ne vous y trompez pas, mes frères bien-aimés : toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumières, chez lequel il n’y a ni changement ni ombre de variation". (Jacques 1:13 et 16-17)
Dans le même sens, la première Epître de Jean proclame cette assertion catégorique: "La nouvelle que nous avons apprise de lui, et que nous vous annonçons, c’est que Dieu est lumière, et qu’il n’y a point en lui de ténèbres". (I Jean 1:5)
Le Christ nous a révélé par excellence, à partir de son expérience unique, que Dieu est le Père de tous les humains, et la seule prière qu'il nous enseigne lui-même, s'adresse à Dieu en l'appelant "Notre Père", sachant que le père qui mérite ce nom, comme l'a montré Jésus, ne peut être source de mal pour son fils, mais que son seul souci est de pourvoir à tous ses besoins ; combien à plus forte raison en est-il de même pour Dieu:
"Lequel de vous donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du pain ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent ? Si donc, méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans les cieux …"
(Mathieu 7:9-11).
"Quel est parmi vous le père qui donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du pain ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent au lieu d’un poisson ? Ou, s’il demande un œuf, lui donnera-t-il un scorpion ? Si donc, méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste …"
(Luc 11:11-13).
Il est vrai que la Bible fait part d’un enseignement traditionnel disant que Dieu prodigue aux bons les biens et punit les méchants par les maux, que cela soit individuellement ou collectivement. C'est ainsi que le peuple de Dieu s'attend aux biens tant qu'il Lui obéit, mais quand il se rebelle, la colère de Dieu s'abat sur lui sous forme de fléaux utilisant souvent les royaumes prédateurs proches d'Israël, surtout l'Assyrie puis Babylone; leurs armées envahissant alors son territoire, tuant, pillant, détruisant et capturant. A cet égard, des conquérants féroces, comme Nabuchodonosor, roi de Babylone, sont considérés comme les exécuteurs du châtiment divin sur les peuples, Israël ou autres, et comme méritant à ce titre leur salaire (voir Ézéchiel 21:18 et 20).
Cependant nous trouvons aussi dans le Livre une autre position qui contredit l'orientation susmentionnée et la soumet à un questionnement. Cette position exprime le choc que subit le croyant devant le spectacle de la prospérité des méchants (voir Job 21:7 et 8 ; Psaume 36 (37) et 72 (73) ; Malachie 2:17 et 3: 13-15). Le prophète Habakuk (qui a vécu aux VIIe et VIe siècles avant J.-C.) ose poser une question radicale, et a le courage de demander à Dieu pourquoi, puisqu'Il est le Très-Saint, Il a choisi la barbarie des Chaldéens qui ne le connaissent pas et ne connaissent en fait que leur force, pour se venger de Juda qui, malgré ses péchés, lui est resté fidèle ; pourquoi, afin de punir le méchant, Il a recours à plus méchant que lui, comme s'Il favorisait la victoire de la force aveugle et arrogante?[5] Par ailleurs, le livre de Job (Ve Siècle avant J.C.) est empli d'une protestation criante et amère que Job exprime à l’encontre de la position traditionnelle que répètent ses amis, et nous voyons à la fin du livre (Job 42: 7-9) que Dieu lui donne raison contre eux.
C’est en Jésus que nous trouvons la réponse à cet amer questionnement. Les juifs, en ce temps-là, croyaient que les malheurs survenaient aux êtres en tant que punition pour leur méchanceté (et nous partageons toujours, quant à nous, cette croyance quand quelqu'un, soumis à une douleur, dit: "Qu'ai-je fait à Dieu?" c.à.d. "Quelle faute ai-je commise?"). Mais Jésus contredit cette opinion en affirmant que celui qui subit un fléau n'est pas nécessairement plus mauvais que d'autres.
La maladie est l’une des calamités les plus répandues ; pour cela les gens la considéraient, au temps de Jésus, comme un châtiment divin du péché, ce qui redoublait la solitude et la marginalisation des malades. Mais Jésus qui a consacré une grande part de son temps et de son intérêt aux malades, et qui débordait de tendresse envers eux et les guérissait, a clairement contredit cette opinion. L'aveugle-né qu'il a une fois rencontré, et auquel il a redonné la vue, a été insulté par les Pharisiens en ces termes: "Tu es né tout entier dans le péché" (Jean 9:34). Les disciples de Jésus n'étaient pas loin de cet avis quand ils ont demandé au maître en voyant l'aveugle: "Qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? Jésus répondit : "Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché…" (Jean 9:1-3).
Jésus est même allé plus loin ; il a dévoilé que Dieu n'est l’ennemi de personne, même pas de celui qui le tient pour un ennemi. Comme le père digne de ce nom (et encore incomparablement plus), il considère toujours tendrement les humains comme ses enfants, même s'ils sont ingrats, et n'arrête pas de leur prodiguer ses biens, qu'ils soient bons ou méchants. C’est à partir de là que Jésus a demandé d'aimer les ennemis, précisant que celui qui aime son ennemi ressemble à son Père céleste et se comporte à son image, méritant ainsi d’être effectivement son fils:
En fin de compte, Jésus nous enseigne que Dieu, en vérité, ne punit personne. Le mal de l'homme retombe sur lui, bien sûr, dans cette vie et dans l'au-delà. Mais le mal dont il souffre alors ne provient en aucun cas de Dieu, il résulte de son propre éloignement de la source de vie, et de son égarement, par suite, dans le désert du néant[6].
Du moment que Dieu, comme on l'a vu, ne peut être la source des malheurs, comment existent-ils dans notre monde concret? Ici il faut avoir la patience de nous engager dans un cheminement intellectuel qui, nous l’espérons, nous permettra progressivement de jeter quelque lumière sur ce troublant problème.
Souvent, nous tendons à voir spontanément une action directe de Dieu derrière chacun des phénomènes de l'Univers. Si le temps est remarquablement mauvais, nous entendons des gens murmurer: "C'est une Colère!" (c.à.d. c'est la colère de Dieu), comme s'ils voyaient les traits de Dieu dans la face maussade du ciel et y lisaient la colère et un désir divin de punir la désobéissance des êtres humains. C'est que le ciel nous semble spontanément la "figure de Dieu", ainsi nous avons l'impression de voir chaque agression que nous en recevons comme provenant de Dieu lui-même. Ne dit-on pas, en arabe populaire, lorsqu'on désire jouir du plein air: "Je veux voir la face de Dieu" ?
Nous ne nous rendons pas compte que cette identification que nous effectuons entre les phénomènes naturels et Dieu, renferme beaucoup de précipitation. Il est vrai que "toute la terre est pleine de sa gloire !" (Ésaïe 6:3), c.à.d. de sa présence lumineuse, sans laquelle rien n'existerait et rien ne subsisterait, mais Dieu est à la fois manifesté dans les êtres, et caché, de sorte que "personne n'a jamais vu Dieu" (Jean 1:18 ; I Jean 4:12). Il est totalement présent dans les êtres et en même temps totalement différent d'eux.
Cette transcendance de Dieu ne signifie pas qu'Il a créé l'univers et l'a abandonné à lui-même, comme le croyait Voltaire qui considérait l'univers comme une horloge géante qu'un horloger divin a montée[7] puis qu’il a laissée tourner seule. Il s’agit en fait, d’une conception superficielle et tronquée de l’acte de création, qui établit une fausse équivalence entre elle et la fabrication humaine, alors qu’en vérité tous les êtres ne demeurent, à chaque instant, dans l’existence, que par l’acte permanent de Dieu: "Car en lui nous avons la vie, le mouvement, et l’être" (Actes des Apôtres, 17-28).[8]
Que Dieu se différencie de l'Univers signifie que Dieu crée, à tout moment, un Univers différent de lui. L'existence de Dieu est stable et permanente. Il puise son existence non d'un élément hors de son être, mais de son être même, si l’on peut dire. Il existe obligatoirement et nécessairement. Comme l'a mentionné le Coran, il est "l’Absolu" (as-samad), c.à.d. indépendant de tout besoin tandis que tous ont besoin de lui[9] et il n'a par suite besoin de personne pour exister: « Dis: Lui, Dieu, est unique; Dieu, l'Absolu" (La Pureté 112:1 et 2). Il existe totalement, aucune lacune et aucune transformation n’affectent son existence, tandis que l'existence de l'Univers est vulnérable et changeante, exposée à l’effondrement et passible de disparition :
"Tu as anciennement fondé la terre, et les cieux sont l’ouvrage de tes mains. Ils périront, mais tu subsisteras. Ils s’useront tous comme un vêtement. Tu les changeras comme un habit, et ils seront changés. Mais toi, tu restes le même, et tes années ne finiront point" (Psaume 101 (102): 25-27).
Cela ne s’applique pas seulement aux créatures vivantes, entre autres à l'être humain dont "les jours sont comme l’herbe, il fleurit comme la fleur des champs. Lorsqu’un vent passe sur elle, elle n’est plus …" (Psaume 102 (103): 15-16), mais les déborde jusqu'à englober les êtres inertes les plus solides en apparence. Les soleils, on le sait, naissent et meurent, et les montagnes résultent des convulsions de l'écorce terrestre, et pourraient disparaître par le jeu d’autres bouleversements géologiques. Les atomes qui paraissent les plus solides des êtres, parce qu'ils sont l’étoffe même de la matière (c'est pour cela qu'on les a nommés "atomes" qui signifie en grec ce qui est insécable), se sont en fait formés, comme on le sait actuellement, à partir des premières poussières de l'univers, de même qu’ils sont aptes à disparaître suite à une explosion nucléaire…
Cet univers instable dans lequel rien n'existe obligatoirement et évidemment, mais où tout surgit et s’anéantit, apparaît ainsi dans son ensemble comme n'ayant aucune raison suffisante qui imposerait son existence. Puisqu'il est passible de transformations et d’anéantissement, il aurait donc été possible qu'il n’eût pas du tout existé. Par suite, son existence est uniquement possible et éventuelle, sans que rien ne l'impose. En termes philosophiques, on dit qu’elle est "contingente". Il n’existe pas nécessairement, mais par une simple éventualité, et c'est ce qui suscite un questionnement essentiel que le philosophe allemand contemporain Heidegger a exprimé de la sorte: "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?". Ce philosophe et d'autres philosophes existentialistes athées contemporains, ne voient pas de raison à cette existence sur laquelle ils s’interrogent. Sartre, par exemple, lorsqu’il méditait sur les choses, remarquait qu’elles existaient "de trop", et que cette existence sans raison est de nature à provoquer ce qu'il appelle "la nausée". C'est le titre de l'un de ses romans qui relate une expérience de ce genre, vécue par le héros Roquentin[10]. Il en conclut que cette existence non justifiée est une forme de l'absurde, et que l'être humain, seul conscient de cette absurdité, vu qu'il est un existant et non une simple chose, souffre de la voir traverser toute son existence : "L'existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre". Le croyant voit tout autrement; il voit que cette existence cosmique passe de la simple possibilité à une réalité effective, non absurdement et sans raison, mais par un miracle constant[11], dû à Celui qui est existant impérativement, Dieu. L'univers n'est donc pas un prolongement de Dieu, comme se le figuraient les Anciens, adorant les éléments de la nature en raison de leur incapacité à les distinguer suffisamment de la divinité qu'ils y sentaient manifestée; mais (comme l'a précisé le patrimoine biblique dans le second livre des Macabéens qui remonte au second siècle avant J.C., voir II Macabéens 7:28), il est sorti – ou plutôt il sort à tout instant ("Mon Père agit jusqu’à présent" (Jean 5:17)) – du néant, c.à.d. de rien, et ceci grâce au pouvoir créateur de Dieu, qui transforme en permanence ce dont l'existence était seulement contingente ou possible, en une existence réelle, comme si ce pouvoir lui conférait, à tout instant, de franchir l’abîme entre le néant et l'existence
Il me semble que l'antique pensée mythique a voulu incarner, à sa façon, ce passage des êtres, du néant à l'existence, objet d'un obscur pressentiment de l'Homme, en le figurant sous la forme sensible d'une lutte entre la divinité et des êtres utilisés pour incarner un néant impossible à incarner en réalité, parce qu'il est, par définition, inexistant. Les légendes de Babylone ont évoqué cette lutte entre le dieu créateur Mardouk et le monstre marin Tiamat[12] qui représente le chaos originel duquel Mardouk a fait surgir les créatures[13]. Cette représentation légendaire a laissé ses empreintes dans la Bible, à cause de la contiguïté géographique des civilisations dans l'ancien Moyen-Orient. Dieu y a été parfois représenté, de manière populaire et poétique, comme étant vainqueur de la mer et l’assujettissant à son pouvoir avec tous les monstres qui y vivent comme Rahab, Béhémoth et Léviathan, évoqués dans le Livre de Job (écrit durant le 5ème siècle avant J.-C.) et qui représentent le chaos originel[14], lequel est, pour sa part, une figure de l’inimaginable néant, comme il me semble…
Mais les êtres que Dieu tire, à chaque instant, du néant qui, sans Lui, les engloutirait, ne se transforment pas en Lui et n'acquièrent pas son existence parfaite et absolue (comment l’acquerraient-ils alors qu’ils sont, en eux-mêmes, seulement contingents?). Ils ne cessent d'être, alors qu’ils sont passés à l’existence, marqués des empreintes du néant duquel ils sont sortis, écartelés entre lui et l'existence à laquelle ils ont été appelés; ils souffrent d'une fragilité ontologique, qui est en quelque sorte l’empreinte laissée par le néant en eux, et diffèrent radicalement du Dieu Parfait parce qu'ils sont inévitablement imparfaits, car privés de la plénitude de l’existence[15]. Il est vrai que le monde qu’ils forment est le monde de Dieu puisque Celui-ci est son créateur, mais malgré cela, il ne dépasse pas son statut de "monde", au sens (que traduit le terme arabe « dounia ») d'existence inférieure, passible de corruption, de déséquilibre et de trouble, et par suite d’être le théâtre de toutes les formes du mal, dont les malheurs et les calamités.
Le mal et les calamités résultent donc du fait que l'univers n’émane pas de l'essence de Dieu et n'est pas non plus un prolongement de son existence, mais qu’il est issu, par la grâce de l’acte créateur, du néant qui laisse en lui ses empreintes, quoique les "énergies" divines le maintiennent sans cesse dans l’être. Le fait que le monde soit créé par Dieu et non émanant de lui (comme se le figuraient les anciens philosophes) rend donc inéluctable la présence du mal en lui. Jacques Maritain dit à ce propos: "…L’existence du mal dans le monde – c’est-à-dire, en définitive, et si nous savons ce que nous disons, la création du monde."[16]
Cependant, n'était-il pas possible à Dieu, le Tout-puissant, d’imposer à cet univers imparfait de nature, la perfection qu'il veut lui-même, pour en bannir toute déficience et calamité?
Cette éventualité pourrait être plausible d'un point de vue théorique, mais en réalité, une telle hypothèse contredit la nature divine telle que nous l’avons connue en Jésus-Christ, et qui est "Amour" (Jean 4:8 et 16). En effet, si Dieu imposait au monde une perfection contraire à sa nature, cet univers ne serait plus univers, mais serait un simple théâtre de Sa volonté, un instrument totalement docile de cette volonté, un ensemble de marionnettes mues par les ficelles de la volonté divine. Il ne serait plus, dans ce cas, un être existant en soi, mais simplement une ombre de Dieu, un mirage qu'on entrevoit mais qui n’a de la réalité que ses apparences (c.à.d. ce qu'on appelle familièrement en arabe "ombre du désert"). Dans cette éventualité, l’univers aurait cessé de se distinguer de Dieu qui, en fait, aurait seul existé face à un univers qui n'aurait eu de l’existence que sa forme et ses apparences. C'est pourquoi Thomas Hopko, un théologien orthodoxe contemporain déclare: "… Il y a soit un monde dans lequel existe le mal, soit pas de monde du tout…".[17]
Mais l'amour véritable refuse d’absorber le bien-aimé en lui, de l'éliminer en tant qu'être différent de lui, mais bien au contraire, il désire l’instaurer dans sa propre existence, confirmer cette existence différente pour entrer avec elle dans une relation authentique qui serait une relation avec un Autre, non une contemplation de soi dans un miroir. C’est pourquoi Dieu, étant par excellence Amour dans son essence, veut que l'univers existe en soi, quoiqu'il lui soit impossible d'exister par soi. Dieu lui accorde donc cette existence et s'en retire en même temps ; Il s'en écarte afin de permettre à cet Univers d'être réellement existant, au lieu d’être la simple ombre de l'existence divine. En d'autres termes, Dieu accorde l'existence à l'univers pour que celui-ci ait son existence propre, non pour l’absorber dans son existence à Lui.
De ce point de vue, il serait possible de dire que Dieu, en créant l'univers, exerce sa toute-puissance (en tirant l'univers du néant) d'une part, mais la limite et la lie d'autre part, pour que cet univers ne se dissolve pas en lui mais qu'il ait la possibilité de s'en différencier. C'est ainsi que nous pouvons comprendre l'expression qui figure dans le livre de l’Apocalypse, à propos de "l'agneau de Dieu", "immolé dès la formation du monde" (Apocalypse 13:8), et qui signifie que Dieu (qui s'est entièrement révélé à travers son "agneau" Jésus) a accepté en lui-même, dès lors qu’Il a créé le monde, un arrachement semblable à une blessure profonde (qui préfigurait l’image de l'agneau immolé sur la croix, comme nous le verrons), en vertu duquel Il a accepté de renoncer à exercer sa Toute-Puissance, laissant le libre champ à l'existence d'un être vis-à-vis de Lui, autonome et différent de lui, quoique tenant totalement son existence de Lui. Sachant que ce renoncement voulu à la Toute-Puissance, n'atténue en rien cette puissance mais la confirme de façon inouïe car il manifeste que Dieu domine sa propre puissance, comme l'a indiqué le philosophe existentialiste chrétien Soeren Kierkegaard[18], puisqu'Il est capable de la surmonter par amour.
Cela s'applique surtout à la création de l'homme, cet être doué de raison avec lequel Dieu couronne l'univers, et la relation d'amour qui le relie à l'Univers, en faisant surgir un être capable de lui rendre cet amour et d'être son partenaire. Il fallait donc que la différenciation entre cet être et Dieu atteignît son apogée et que cet être fût doté d’une liberté lui permettant d’entretenir avec Dieu la réciprocité d’un amour qui ne saurait être authentique s'il n’est consenti. Mais cette liberté, chez un être imparfait à l'image de l'univers auquel il appartient, est inévitablement fragile, ambiguë et capable soit de répondre à l'amour de Dieu par un amour fécond et vivifiant, soit de se laisser entraîner par les empreintes du néant qu’elle porte*, se murant alors dans les bornes de sa finitude et s’abandonnant au refus de Dieu, de ceux qui sont à son image et même du monde de Dieu, en lequel elle ne voit dès lors qu’un objet pour ses convoitises et une proie pour sa voracité ; c’est alors un refus destructeur et mortel à travers des guerres, massacres, oppressions, exploitations, esclavages, famines provoquées, dévastations suicidaires de l'environnement etc…
Dieu demeure-t-Il, du haut de sa grandeur, spectateur des malheurs du monde?
Ceci est évidemment impossible, puisque "Dieu est Amour".
Lui qui, du fait de son amour, accepte de limiter sa Toute-Puissance par égard pour la différence de l'univers, est poussé par ce même amour, d'une part à partager la souffrance de l'univers, issue de son imperfection fondamentale, et d’autre part, à œuvrer inlassablement pour mener l'univers vers une perfection qui ne lui serait pas imposée de l'extérieur, mais vers laquelle il progresserait en vertu des potentialités latentes en lui, avec l'aide et le support du Dieu Créateur ; une perfection qui ne s'abattrait pas sur lui d'un seul coup, par l'effet d'un acte magique qui violerait l'univers et ferait fi de ses spécificités, mais qui naîtrait du développement même de ses propriétés à travers un cheminement temporel permettant d’épanouir et de coordonner les capacités latentes, de sorte que chaque chose survienne en temps opportun, même si le couronnement final de ce cheminement devra être un jour, (« le jour de Yahvé »), à la mesure de Dieu, c’est-a-dire au-delà de toute mesure.
Dieu souffre-t-Il?
L'idée traditionnelle est que Dieu se trouve au-dessus de toute douleur, parce qu'il est inaccessible à toute atteinte, nuisance ou manque, et parce qu'il est au-delà de tout besoin, nécessité ou privation. Ceci est vrai mais néglige un fait essentiel: le fait que "Dieu est Amour", et que celui qui aime s’identifie spontanément à l’aimé et se préoccupe de tout ce qui préoccupe et touche le bien-aimé et partage donc avec lui ce dont souffre ce bien-aimé comme manque, besoin, privation, nuisance, gêne et douleur.
Il s’ensuit que Dieu, quoique inaccessible au malheur, souffre, par amour, d'une façon qu'il nous est impossible d'imaginer (puisque Dieu dépasse toute imagination), des malheurs de cet univers et tout particulièrement des malheurs de l’homme qu’il a distingué en le créant à son image et qu’il a de la sorte choisi pour être son bien-aimé par excellence. Pour ce, l'évêque Kallistos Ware ose déclarer que: "(ses) larmes se joignent aux larmes de l’homme"[19]. Bien plus on pourrait dire que Dieu, étant donné qu'il nous aime plus fort que nous ne nous aimons nous-mêmes, si fort qu'Il s'intéresse à chaque cheveu planté sur nos têtes, comme nous l'a enseigné Jésus ("Et même les cheveux de votre tête sont tous comptés" : Luc 12:7 et Matthieu 10:30), souffre ainsi des douleurs individuelles de chacun d'entre nous plus que nous n’en souffrons nous-mêmes.
C'est ce dont les théologiens actuels sont conscients et qu’ils ont exprimé de manière grandissante[20]; mais cet éveil n'est pas totalement nouveau par rapport au patrimoine patristique, vu que nous trouvons chez l'un des grands Pères orientaux, Maxime le Confesseur, qui a vécu au VIIe siècle, ces expressions surprenantes pour leur époque: "Par compassion, Dieu prend sur lui les souffrances de chacun. Dans son amour il souffre mystérieusement, jusqu'à la fin du monde, de la souffrance même qui est en chacun de nous".[21]
C'est comme si, en cela, il répondait d'avance à la question posée par l'évêque Kallistos Ware à la fin du XXe siècle: "Avons-nous le droit de dire à cet homme ou à cette femme qui souffre : « Dieu lui-même, à cet instant, souffre ce que tu souffres… » ?"[22]
Dieu ne se tient donc pas du côté des lois de l’Univers qui écrasent les vivants et les humains, comme se le figurait cet homme (et beaucoup d'autres sans doute) qui, après avoir appris la nouvelle d’un séisme ravageur, me confiait, avec un mélange de terreur et d’admiration, que Dieu avait effacé et rasé telle ville; alors qu’en vérité Dieu n'était pas dans le séisme,[23] mais dans les victimes du séisme, s’identifiant, dans son extraordinaire tendresse, avec leur malheur, leur mort et leur dénuement. Comme le dit Olivier Clément[24]: "Dieu n'est pas puissant au sens des forces cosmiques et sociales, tyrans et ouragans", il est du côté de leurs victimes. Dans son célèbre roman "Les frères Karamazov", Dostoïevski a représenté l'athéisme de l'un de ces frères, Ivan, qui refuse Dieu car il a vu en lui le garant d’un ordre du monde qui condamne à la souffrance un enfant innocent. Cependant le grand philosophe orthodoxe contemporain Nicolas Berdiaev a affirmé, en guise de réponse à l'objection d'Ivan, que Dieu ne se révèle pas dans un ordre de l'Univers, qui serait pris comme prétexte pour justifier la souffrance d'un enfant innocent, mais dans "les larmes que verse cet enfant".[25] Ce qui me rappelle les termes d'un homme qui, captif dans l'un des camps d'extermination nazis, vit un jour, de ses propres yeux, l'exécution de l'un des prisonniers, tout en étant totalement incapable d'empêcher cela. Il se demanda alors amèrement: "Où est Dieu dans tout cela?" ; à ce moment une réponse surgit du fond de son être, disant que Dieu était en fait dans cet homme, auquel avait été infligée la peine de mort.
Cette identification de Dieu avec la douleur des hommes, nous la voyons s’exprimer dès l'Ancien Testament. Nous avons déjà vu que plusieurs passages de la Bible, dans l'Ancien Testament, laissent entendre que Dieu envoie les fléaux à son peuple, en châtiment de ses péchés. Mais cela n'est pas le cœur de la Révélation, comme nous l’avons compris plus tard dans la lumière de Jésus. Le cœur de la Révélation se manifeste dans des passages qui expriment l’identification de Dieu avec les maux qui surviennent à son peuple, pareille à la façon dont s’identifie le père, et surtout la mère, avec la souffrance de leur enfant.
Dans la prophétie d’Osée (VIIIe siècle avant J.-C.), Dieu évoque la trahison de son peuple (qu'on nomme ici Ephraïm) envers lui, et les forfaits dans lesquels il s'est enfoncé, mais Il ne lui est pas possible de penser à sévir contre ce peuple ingrat car Il se rappelle comment Il l'a élevé et l'a entouré d'une maternelle tendresse:
"Moi, pourtant, j’apprenais à marcher à Ephraïm, je les prenais dans mes bras (…) Je les menais avec de douces attaches, avec des liens d’amour, j’étais pour eux comme celui qui élève un nourrisson tout contre sa joue, je me penchais sur lui et lui donnais à manger (…) Comment t’abandonnerais-je, Ephraïm ? (…) Mon cœur en moi se retourne, toutes mes entrailles frémissement. Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère, je ne détruirai plus Ephraïm, car je suis Dieu, et non pas homme … " (Osée 11:3 – 9).
Dans la prophétie de Zacharie (VIe siècle avant J.-C.), celui-ci entend Dieu dire de son peuple qui a subi les invasions et l’oppression d'autres nations, une formule où s’exprime le comble de la compassion et de la tendresse ; "Qui vous atteint, m’atteint à la prunelle de l’oeil" (Zacharie 2:12). On touche ici la "détresse" dont souffre Dieu, selon le terme du philosophe contemporain Emmanuel Levinas[26], à sa manière propre qui dépasse notre entendement, devant le mal de l’univers.
Cette souffrance divine découle tout naturellement, comme on l'a vu, de l'amour de Dieu pour l’univers. Mais cet amour "fou", selon l'expression de Maxime le Confesseur et Nicolas Cabasilas – et de Paul Evdokimov, aujourd’hui – qui l’ont qualifié de la sorte parce qu'il dépasse et contredit toutes nos mesures (c'est ainsi que nous comprenons ce que Osée a dit de la part de Dieu: "Parce que je suis Dieu, et non pas homme", et qui a été cité plus haut), cet amour fou s'est parfaitement révélé dans la croix de Jésus, par laquelle Dieu a voulu goûter, dans l'humanité du "Bien-Aimé", toute l'impuissance de l'homme face aux forces colossales, cosmiques et sociales, qui se conjuguent pour l’écraser; de même il a voulu descendre dans notre enfer et en boire l’amertume jusqu'à la lie, jusqu'à cette terreur et cette angoisse extrême qui s'emparent de l'homme, lorsqu'il est en proie à la plus pénible affliction et détresse ("Il commença à éprouver de la frayeur et des angoisses. Il leur dit : Mon âme est triste à en mourir…" Marc 14:33 et 34)[27], jusqu'à l'expérience terrible de l'abandon divin ("Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?", Marc 15:34), et goûter, lui le Fort, "l’ultime faiblesse de la mort"[28]; et plus encore, que sa mort soit l’une des plus cruelles et des plus humiliantes que la barbarie humaine ait inventées : cette mort que les détenteurs du pouvoir infligeaient aux méprisés et aux marginalisés, aux pauvres et aux esclaves.
Ainsi Dieu a renversé toutes les représentations courantes que nous projetons sur lui. Comme le déclare le métropolite Georges Khodr: "Pourquoi domine l'image du Dieu Tout-Puissant qui fait trembler et fumer les montagnes? Pourquoi nous semble-t-il altier, tenant les cieux et la terre? Ce qu'il nous a révélé c’est qu'il n'a tenu les mondes que de ces deux bras saignants étendus sur la croix."[29]
L’évêque Kallistos Ware affirme : "On dit, et à juste titre, qu’il y avait une croix dans le cœur de Dieu avant qu’une autre fût plantée près de Jérusalem. La croix de bois a été enlevée, mais celle qui était dans le cœur de Dieu subsiste."[30] Dieu est alors, comme le répète Olivier Clément, toujours "crucifié sur le mal du monde"[31], et il reçoit toujours, selon l’expression du même écrivain, le mal en plein visage comme Jésus recevait, les yeux bandés, les soufflets de la soldatesque[32]. Aussi l’écrivain chrétien Léon Bloy (1846-1917) a-t-il eu le droit de formuler cette expression que Berdiaev aimait citer : "La face de Dieu ruisselle de sang dans l’ombre".[33] [34]
Cependant Dieu ne fait pas que souffrir du mal de l’univers ; ce même amour qui, comme on l’a vu, lui fait profondément ressentir l’atteinte du mal, l’incite aussi à le combattre sans répit.
On a vu que Jésus, interrogé par ses disciples sur la raison pour laquelle un homme était né aveugle, et sur la possibilité que la raison en soit ses propres péchés ou ceux de ses parents, a rejeté ces deux hypothèses. Cependant il a ensuite avancé cette explication surprenante: "Mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui" (Jean 9 :3).
France Quéré, théologienne protestante française contemporaine, commente cette réponse, par les fortes paroles suivantes:
"Jamais réponse n’a fusé dans une telle gerbe de liberté et d’audace : "il est aveugle pour que soit manifestée la gloire de Dieu" (…).
"Etrange répartie que celle de Jésus. Les hommes demandaient la cause, il donne le but. Le malheur alors s’éclaire par les finalités qu’on lui assigne. Dieu n’est pas dans le malheur, il est dans ses remèdes. Il est le remède même. Devant l’infirme, les disciples dissertent, Jésus guérit".[35]
Jésus déclare ici, au nom de Dieu, que le mal n’a pas de justification mais qu’il n’existe que pour être combattu et dépassé, et que l’affaire de Dieu est de combattre le mal, non de l’expliquer ou de le justifier, et que par conséquent, nous sommes conviés à le combattre avec lui.
Le philosophe protestant français, mort récemment, Paul Ricoeur, affirme que tel est le sens de tout l’itinéraire biblique, du livre de la Genèse à celui de l’Apocalypse.[36]
Ainsi, Dieu ne se contente pas de partager la souffrance de l’univers, et particulièrement celle de l’être humain, il œuvre en outre à neutraliser les "empreintes du néant" qui infiltrent inéluctablement l’univers, comme nous l’avons déjà vu, et y répandent le mal sous toutes ses formes. Tel le père authentique qui n’impose pas à son enfant une maturité prématurée – et par suite artificielle – mais soutient et oriente discrètement sa croissance spontanée vers l’âge adulte, de même Dieu œuvre dès le commencement, et continue jusqu’à présent, à diriger l’univers, sans le contraindre ou faire fi de ses spécificités, vers le dépassement de ses lacunes, et à s’acheminer, à partir de situations de fait et en vertu de ses qualifications propres, dans la voie du progrès et de l’accomplissement. C’est cette action permanente que Jésus a désignée en disant :" Mon Père agit jusqu’à présent ; moi aussi, j’agis" (Jean 5 :17).
Et de même que le père (et aussi la mère) conscient, qui sait comment aimer (car « il est un amour qui peut tuer »), est totalement présent aux côtés de son enfant mineur afin de le soutenir, au besoin, de toutes ses capacités et de toute son expérience, mais s’efface aussi pour permettre à son enfant d’éprouver lui-même les choses au risque de commettre des erreurs, veillant de la sorte à respecter son être propre, à lui permettre d’exister vraiment et de façonner lui-même son destin ; de même l’œuvre de Dieu meut continuellement l’univers vers le meilleur, mais à partir de l’univers et de ses caractéristiques, comme s’il s’effaçait derrière ces dernières pour permettre à l’univers d’exister réellement, non formellement, et de se faire lui-même jusqu’à l’extrême limite où cela est possible à la créature. C’est pour cette raison que notre liturgie orthodoxe l’a nommé "le Dieu caché" (office des matines du Vendredi Saint), se faisant l’écho des mots de Jésus évoquant notre Père "qui est là dans le secret " (Mathieu 6:18) ; sachant que cet effacement est aux antipodes de l’absence que trop souvent nous imputons à la légère à Dieu. Ainsi la puissance de Dieu, discrète et tendre, transforme-t-elle la souffrance de l’univers, avec tout ce qu’elle comporte de désordres, de malheurs et de calamités, en ce que Jésus et après lui Saint Paul, a appelé "douleurs d'enfantement"[37] qui débouchent, à la fin du parcours (ce qu’on appelle la "fin des temps"), sur un univers renouvelé où toute larme sera essuyée et d’où seront exclues toute douleur, mort et corruption.
Ce constant agir divin progresse sur deux lignes intriquées : la ligne de la création et celle de la rédemption.
L’univers, comme le conçoit actuellement la science, n’est pas une chose inerte, qui s’est trouvée là une fois pour toutes. C’est un projet immense qui démarra, il y a environ 15 milliards d’années, à partir d’un quasi néant, d’une masse minuscule et excessivement dense qui explosa (big bang) et se mit à s’étendre pour former l’espace et les êtres qui la constituent, lesquels, revêtant d’abord les formes les plus simples, évoluèrent progressivement vers les plus complexes et les plus organisées, dans une surprenante marche ascendante en laquelle le croyant, loin de la nier (comme le font les intégristes se basant sur une lecture littérale de la Bible) ne peut que voir la main de Dieu agissant en toute sagesse et discrétion, s’effaçant, comme d’habitude, derrière l’interaction des facteurs naturels que découvre la science, et dont elle ne cesse de découvrir de nouveaux, et même derrière la succession de hasards qui ont contribué, en dépit de leur aspect aléatoire apparent, à tracer cette ligne ascendante. Et voici que la poussière de la matière primitive se condensa et se concentra avec le temps, produisant des particules élémentaires qui se réunirent en atomes puis en molécules formées de ces atomes, et dont la complexité et la coordination s’accrurent jusqu'à permettre l’apparition de la cellule, cet être qui, malgré sa taille microscopique, dépasse le soleil en organisation, et par lequel s’est réalisé ce bond surprenant de la matière inerte à la vie. Ensuite ces cellules se rassemblèrent, s’unirent et leurs fonctions se spécifièrent et s’intégrèrent, permettant l’apparition de corps aux systèmes complémentaires contrôlés par le système nerveux central qui coordonne leurs fonctions et dirige leur interaction avec l’extérieur ; ce système nerveux central dont les ramifications s’étendent au corps entier, est régi par le cerveau qui évolua et s’accrut en masse et en organisation jusqu'à atteindre l’apogée de ses interconnexions et de sa concentration chez l’homme, en qui il regroupe environ 100 milliards de cellules* dont chacune peut entretenir jusqu'à 10.000 connexions[38] ; et c’est ce qui fait de lui une toile électronique extrêmement compliquée et extraordinairement interactive. Grâce à quoi s’opéra le bond de la pensée qui permet à l’homme, né de l’univers, de prendre conscience de cet univers, de l’organiser, de le contrôler, de le développer, de l’embellir et de l’habiliter de plus en plus à son séjour et à ses besoins, comme s’il était le "lieutenant de Dieu sur terre", comme dit le Coran, rejoignant par là les propos figurant au début du livre de la Genèse, selon lesquels Dieu a confié à l’homme la gestion de la terre (Genèse 1 :28).
En cette qualité l’homme devint capable de limiter les méfaits et les nuisances de l’univers, comme si Dieu poursuivait la réforme et l’ordonnancement du monde à travers cet être qu’il a élu et a désigné comme son intendant, et qu’il a établi, d’une certaine façon, comme son associé dans l’œuvre créatrice. C’est ainsi que, par la médecine et l’hygiène que l’homme invente grâce à la raison que Dieu lui a donnée, il combat les maladies[39], et protège la vie contre les dangers qui menacent ses fragiles débuts[40], l’allongeant de plus en plus[41], obligeant la mort, qui la ronge inévitablement, à régresser dans les deux domaines où sa puissance meurtrière atteignait son comble, c.à.d son commencement vulnérable de même que son étape avancée. Existent de nombreux autres fronts sur lesquels l’homme combat les maux qui lui viennent de la perturbation des facteurs de l’univers, et remporte sur eux des victoires grandissantes ; il combat, par exemple, la sécheresse en construisant des barrages pour empêcher le gaspillage de l’eau et assurer l’irrigation, et il combat les inondations en élargissant les cours des fleuves et en les déviant au besoin ; il se prémunit des séismes par des types de construction qui limitent leurs effets destructeurs…
Quant à la ligne de la rédemption, l’Amour "fou" de Dieu s’y est manifesté dans sa plus haute expression, puisqu’il a plu à Dieu de se jeter, en Jésus-Christ, dans le plus cruel des douleurs d’enfantement de l’univers, d’une part pour les partager avec nous et d’autre part pour semer en elles les germes de la libération et de l’affranchissement ; il a alors accepté d’être lui-même la victime de la déviance de la liberté humaine jusqu’au point de se laisser refuser par elle jusqu’au meurtre, partageant de la sorte le monde de nos douleurs et de notre mort sous ses aspects les plus affreux. Dieu a en effet pénétré, à travers la Croix de Jésus, au cœur de nos méfaits et de nos malheurs, devenant, par sa mise à mort injuste, la victime de ces méfaits, et par ses douleurs et sa mort, le partenaire de nos malheurs. Cependant, lorsqu’il a récapitulé en lui la tragédie de l’univers, il a fait exploser, par sa résurrection, la lumière au sein de cette tragédie, transformant ainsi complètement sa signification de sorte qu’elle devînt un passage vers la libération et la victoire ; l’humanité qu’il a revêtue à l’image de la nôtre et par laquelle il a vaincu la mort par la mort, devint les prémices de l’homme nouveau et le prologue du nouvel univers où "la mort ne sera plus, et (où) il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont disparu" (Apocalypse 21 :4).
Cette force de résurrection agit comme le ferment dans la pâte (voir Mathieu 13 :33), vu qu’elle s’étend du Christ vainqueur à l’humanité dont il est devenu lui-même la tête, c.à.d le promoteur du chantier de libération et de renouveau qui la travaille, agissant non seulement dans l’Eglise visible, c.à.d. dans la communauté de ceux qui sont conscients de sa victoire et se proposent d’en vivre, mais aussi dans chaque être ou groupe qui agit et lutte sincèrement et loyalement, au service de la connaissance, de la vérité, du Bien, de l’équité, de la liberté, de la miséricorde, de la dignité, de la paix et de la joie dans notre monde tourmenté[42]. Tous ceux-là, qu’ils le sachent ou non, sont des ouvriers du chantier de Dieu, édifiant avec lui, de leur sueur, de leurs larmes et de leur sang parfois versé, le monde à venir rayonnant et dénué de toute tristesse, que Dieu prépare aux humains.
Bien plus, Dieu, crucifié en permanence sur le calvaire des maux de l’univers, diffuse la force de la résurrection de son Christ, même à travers ce qu’induisent les "empreintes du néant", de convulsions de la nature et de tragédies de l’histoire, de sorte qu’il permet aux humains de profiter, s’ils le veulent, même des éléments négatifs de l’univers et de son aspect catastrophique. Méditons par exemple l’éloquente leçon que l’Europe a pu tirer des massacres des deux guerres mondiales survenues au cours de la première moitié du XXe siècle, et durant lesquelles la fleur de sa jeunesse a été anéantie et des millions de vies ont été sacrifiées. Les pays de ce continent ont alors résolu de mettre fin à cet entretuement qui les a déchirés durant des siècles et de le remplacer par une paix perpétuelle, une entraide et une coopération. Ou bien, méditons sur cette solidarité mondiale, immense et émouvante, avec les victimes, suscitée par la catastrophe du Tsunami vers la fin de 2004. Dans de telles circonstances, se vérifient les propos du proverbe portugais apprécié par le poète français Paul Claudel : "Dieu écrit droit avec des lignes courbes".
Ce n’est pas que la "courbure" vienne de Dieu, comme le prétendait la réponse traditionnelle au problème du mal, car elle est issue des "empreintes du néant" qui marquent inéluctablement la création, comme nous l’avons déjà vu. En d’autres termes, elle provient de la fragilité de l’univers et de l’anarchie de la liberté humaine. Mais l’œil divin, vigilant et tendre, sait comment greffer le Bien sur ce que l’univers et l’humanité dégagent de mal. De sorte qu’il nous est permis, si nous sommes attentifs, d’entrevoir, d’épeler à tout le moins, les lettres de cette ligne lumineuse que la main de Dieu trace dans l’opacité des ténèbres de l’univers et de la tragédie de l’histoire.
Conclusion
Il importe cependant de signaler que, même si nous avions pu dans ce qui précède, écarter si peu que ce soit, un coin du rideau, comme nous l’espérons, le mystère n’en demeure pas moins total, que la question suivante résume : Pourquoi Dieu a-t-il voulu créer l’univers, tout en sachant quelle serait sa tragédie? Et pourquoi s’est-il jeté dans cette tragédie ? C’est ce qui nous échappera tant que nous n’aurons pas atteint, dans le siècle à venir, l’étape de la nette vision "face à face" qui nous permettra de "connaître comme nous avons été connus" (I Corinthiens 13:12).
Tant que nous demeurons captifs de notre argile et de ses limitations, "cheminant par la foi non par la vue "(II Corinthiens 5:7) et que "nous voyons dans un miroir, de façon confuse" (1 Corinthiens 13 :12) (les miroirs étaient faits de métal poli à l’époque de l'apôtre, ils ne donnaient pas, par conséquent, une image totalement nette), si les douleurs d'enfantement de la création nous bouleversent, si la part que nous y avons nous accable, si nos cœurs se déchirent à la vue de la multitude de ceux qu’écrase cette douleur, si nous avons la nausée devant les flots de sang versé génération après génération, et la mer de larmes que versent les cœurs brisés par la perte des êtres qui leur étaient chers, si nous horrifient les exactions qui piétinent la vie et la dignité à l’ombre de multiples slogans, si nos oreilles sont assourdies par les cris de douleur et crevées par l’intensité des lamentations, si nous sommes terrifiés par le spectacle de la mort qui règne sans partage sur les vivants[43] et fauche des enfants à l’âge le plus tendre* et des adolescents au printemps de l’existence, si nous sommes écœurés par la loi de lutte à mort et d’entre-dévoration qui domine les créatures, y compris les humains, si nous nous voyons, devant tout cela, nous interrogeant avec perplexité et angoisse: Pourquoi donc une telle existence?, il conviendrait alors de se souvenir que le non-sens n’occupe pas à lui seul tout le champ des êtres, parce que les nombreuses beautés qui nous attirent dans la nature, dans l’homme, dans la merveilleuse harmonie que nous lisons dans l’univers, dans le cours ascendant qu’il a suivi depuis qu’il existe ; tout cela, auquel nous risquons de ne pas accorder suffisamment d’attention, vu qu’il nous paraît évident et allant de soi, suggère un sens secret que nous ne pouvons que prendre en compte. De même, il nous faut prendre en considération que notre protestation véhémente contre le non-sens qui fissure l’univers, n’aurait pas été elle-même possible si nous n’avions pas au fond de nous-mêmes, un élément qui nous élève au-dessus du non-sens et nous permet par conséquent de le démasquer, élément qui révèle l’empreinte divine selon laquelle nous avons été formés et qui est en nous à la fois une révolte contre le non-sens et une promesse de la possibilité de le dépasser.
Cependant, s’il arrive que l’horreur des calamités, individuelles ou collectives, cache à nos yeux ces beautés et cette promesse, de sorte que nous ne puissions plus voir que les ténèbres de l’univers, il nous reste pourtant la possibilité, dans ces moments obscurs (que Jésus a vécus avec nous, au jardin de Gethsémani) de murmurer, le cœur brisé, en réponse à la question susmentionnée qui maintenant nous enveloppe d’un embarras extrême*: Dieu a sans doute vu que l’existence, même si les empreintes du néant la marquent et la défigurent immanquablement, demeure meilleure que le néant absolu, ne serait-ce que pour ouvrir la porte sur un possible meilleur, et il Lui a sans doute plu, pour cette raison, de prendre le risque de la création, tout en sachant que la souffrance qui en résultera pour lui sera, même si elle est de qualité différente, incomparablement plus cruelle que celle de sa créature – cette souffrance qu’il accepte de prendre sur lui jusqu'à la croix et la résurrection.
Ensuite, il ne nous restera qu’à garder la discrétion du silence qui, seul, est digne de Dieu et de nous. Mais ce n’est pas le silence du vaincu, le silence du "serviteur (qui) reste dans l’ignorance de ce que fait son maître" (Jean 15:15).
C’est un silence tout bruissant d’espérance.
Tripoli – El-Mina (Liban), 4/10/2002 – 15/5/2006
(Dans la lumière du temps pascal)
Bibliographie
Ne figurent dans la bibliographie que les titres auxquels se réfère explicitement le texte de cette étude.
Table des Matières
Introduction
Conclusion
Notes
Bibliographie
* "A ses serviteurs mêmes, Dieu ne fait pas confiance, et il convainc ses anges d’égarement. Que dire des hôtes de ces maisons d’argile, qui tirent leur origine de la poussière ? " (Job 4:18-19).
* A titre de comparaison, le cerveau du chimpanzé, le plus intelligent des singes, ne compte qu’environ 6 milliards de cellules : voir Brigitte Thévenot avec Aldo Naouri : Questions d’enfants (1999), Poches Odile Jacob, Paris, 2001, p.175.
* Parmi lesquels douze millions d’enfants qui meurent chaque année avant cinq ans, à cause de la faim ou de maladies qu’il était facile d’éviter. Voir: Brigitte Thévenot avec Aldo Naouri: Questions d’enfants (1999), op. cit., p63.
* Celui qu’exprime la plainte de Job : "Pourquoi donner à un malheureux la lumière, la vie à ceux qui ont l'amertume au coeur ?" (Job 3 : 20)
[1] Voir une éloquente expression de cette objection dans la bouche d’un athée, dans:
Erich-Emmanuel Schmitt: Le visiteur, in Théâtre-1, Le Livre de poche, no 1536, LGF, Paris, 2005, p187.
Le livre qui vaut globalement comme référence pour le sujet traité dans cet article, est un chef-d’œuvre théâtral de l’écrivain français Eric Emmanuel Schmitt, intitulé "Le visiteur". La pièce fut jouée pour la première fois à Paris en 1993, et reçut plusieurs prix ; elle joint à l’originalité du sujet, le suspense, la beauté du style, sa fluidité, la profondeur, le réalisme et la poésie.
[2] Bien plus, un théologien catholique contemporain, le Père Jean Cardonnel, pense que le fait de dire que Dieu "permet l’existence du mal", se permet de l’abaisser au rang de Ponce Pilate qui, avant de livrer Jésus à la mort selon le complot des chefs de son peuple, a jugé opportun de se laver les mains d’un péché qui n’aurait pu être commis sans son approbation, en disant qu’il est "innocent du sang de ce juste". Voir:
Jean Cardonnel : Dieu est pauvre, L’Epi, Paris, 1968, p108.
[3] Voir Jacques Maritain : Humanisme intégral (1936), nouvelle édition, Collection "Foi Vivante", no 66, Ed Aubier-Montaigne, 1968, pp64-65.
[4] Le grand poète français Victor Hugo nous offre un exemple littéraire fameux de cette position courante. Après que son cœur paternel eut été meurtri, en 1843, par la mort de sa fille aînée et préférée, Léopoldine, noyée, dans la fleur de sa jeunesse, avec son jeune mari, après que la barque dans laquelle ils se promenaient eut chaviré, il s’est adressé à Dieu dans les vers suivants :
"Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire;
Je vous porte, apaisé,
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé"
Victor Hugo : Les Contemplations, A Villequier
Ce qui nous choque dans ces vers, c’est que Dieu qu’il appelle Père, brise paradoxalement le cœur de son fils ! Et le plus surprenant c’est que le poète avoue, dans la strophe suivante, que ce Dieu est "bon, clément, indulgent et doux". Comment concilier ces affirmations contradictoires ?
[5] Voir l’introduction des livres des prophètes dans la version de Jérusalem (1955) de la Bible:
Bible de Jérusalem, tome II, Ed. du Club français du livre, Paris, 1965, Introduction à Habakuk, p142.
Voir aussi : Le Livre de Habakuk, Chapitre Premier.
[6] Voir Costi Bendaly : Dieu, le mal et la destinée (en arabe), Editions An-Nour, Beyrouth, 1993.
Dieu se met-il en colère contre l’être humain?, pp145-154
Dieu tue-t-il pour corriger?, pp155-190
[7] "L’univers m’embarrasse et je ne puis songer
Que cette horloge marche et n’ait point d’horloger" (Voltaire)
[8] Dans ce verset, l’apôtre Paul, s’adressant aux intellectuels d’Athènes, cite librement le poète Epiménide. Voir notes de la traduction œcuménique du Nouveau Testament:
TOB : Nouveau Testament, 5e édition revue, Ed. du Cerf, Paris, 1977, p292.
[9] Voir : Le Coran avec ses significations en français, traduit et annoté par Mohammed Hamidallah avec l’aide de M. Al-Litourmi, Editions Al-Rissala, Beyrouth, 11e édition, 1981, p.826.
[10] Voir Jean-Paul Sartre: La Nausée, 1938.
[11] Voir Docteur Adib Saab : Introduction à la philosophie de la religion (en arabe), Ed. Dar El-Nahar, Beyrouth, 1994.
[12] La mer, avec ses profondeurs abyssales et ténébreuses et ses monstres tapis dans ces profondeurs, représente, comme on sait, pour l’imagination humaine nourrie des contenus de l’inconscient, un antique symbole du néant, illustré par les images de l’obscurité, de l’horreur et de la mort. Pour s’en rendre compte, il suffit de se référer, entre maints témoignages, au Livre de Jonas dans la Bible (remontant au Ve siècle avant J.-C.), au poème de Victor Hugo : Oceano Noix, au roman de Herman Melville : Moby Dick, au roman de Robert Louis Stevenson : Les gais Lurons, au XIXe siècle.
[13] Voir Mircea Eliade : Traité d’histoire des religions (1949-1977), Petite Bibliothèque Payot, no 312, Paris, 1979, pp 335-336.
[14] Voir Mircea Eliade : op. cit., p327.
[15] Dans un commentaire sur la pensée du philosophe Jacques Maritain, le philosophe français Etienne Borne indique que toutes les choses sont un "entrelacement d’être et de néant", et qu’"à la fois (elles) sont et ne sont pas", parce qu’elles sont exposées à tout moment à s’effondrer dans ce néant-là vers lequel les tirent la contingence de leur existence et leur instabilité.
Voir Etienne Borne : Idéosophie et philosophie, p.237, in Recherches et Débats du Centre Catholique des Intellectuels Français, no 61, DDB, Paris, 1967, pp231-243.
[16] Voir Jacques Maritain : Humanisme intégral, op. cit., p.71.
[17] Voir Thomas Hopko : "Le pardon est au cœur de notre expérience de vie". Un entretien avec le Père Thomas Hopko, p18, SOP (Service orthodoxe de presse), no 285, février 2004, pp18-24.
[18] Voir Sœren Kierkegaard : Journal (Extraits), 1846-1849, NRF, Gallimard, Paris, 1954, pp62-63.
[19] Voir Kallistos Ware, Approches de Dieu dans la Tradition Orthodoxe, DDB, Paris, 1982, p100.
[20] Voir Kallistos Ware : op. cit., pp99-101.
Le théologien catholique Jean-François Six raconte que le philosophe chrétien Jacques Maritain disait à la fin de sa vie : «Si les gens savaient que Dieu souffre avec nous et beaucoup plus que nous de tout le mal qui ravage la terre, bien des choses changeraient sans doute » (1969), et Jean-François Six ajoute : «Il est grand temps de faire connaître cette "souffrance" de Dieu et de délivrer ainsi tant de cœurs captifs.».
Jean-François Six : Les Béatitudes aujourd’hui (1984), Ed. du Seuil, Paris, 1985, p126.
[21] Voir Maxime le Confesseur, Mystagogie, PG91, 713, cité par
[22] Voir Kallistos Ware : op. cit., p.99. Souligné dans le texte.
[23] "… Et voici que Yahvé passa. Il y eut un grand ouragan, si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant de Yahvé, mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan un tremblement de terre, mais Yahvé n’était pas dans le tremblement de terre ; et après le tremblement de terre un feu, mais Yahvé n’était pas dans le feu ; et après le feu, le bruit d’une brise légère. Dès qu’Elie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau…" (I Rois 19, 11-13).
[24] Voir Olivier Clément : Pâques et la guerre, p21, SOP, no 238, mai 1999, pp21-22.
[25] Nicolas Berdiaev : De l’esclavage et de la liberté de l’homme, trad fr.,Paris, 1946, nouvelle édition, 1990, p.96, cité par Olivier Clément : Berdiaev. Un philosophe russe en France, DDB, Paris, 1991, p.67.
[26] Cité dans Olivier Clément : Anachroniques, DDB, Paris 1990, p.213.
[27] Dans le temps où il retournait à Dieu après un exil tourmenté et amer, le poète français Paul Verlaine a entendu Dieu le blâmer comme un ami :
"Mon Dieu m’a dit (…)
(…)
N’ai-je pas sangloté ton angoisse suprême
Et n’ai-je pas sué la sueur de tes nuits… "
Paul Verlaine : Sagesse (1880), IV, 1 in : La bonne chanson, Romances sans paroles, Sagesse, Le livre de poche, no 1116, Paris, 1963, p121.
[28] Selon l’expression de Cicely Saunders, une femme médecin chrétienne spécialisée dans le traitement de la douleur des maladies ayant atteint leur stade terminal et dont le traitement est devenu impossible, et qui travaille dans un hôpital qu’elle a elle-même fondé à Londres. Voir : Cicely Saunders, l’Hospice, un lieu de rencontre pour la science et la religion, pp270-271, in Le savant et la foi. Des scientifiques s’expriment. Presenté par Jean Delumeau (1989), Coll. "Champs", no.298, Flammarion, Paris, 1994, pp.259-272.
[29] Métropolite Georges Khodre : L’entrée à Jérusalem (en arabe), p. 12, An-Nahar, Beyrouth, 15.4.2006, pp 1 et 12.
[30] Voir K. Ware, Approches de Dieu…, op. cit., p.101.
[31] Voir par exemple Olivier Clément : La Descente du Christ aux enfers, p.22, SOP, no169, juin 1992, pp.18-24.
[32] Voir Olivier Clément : Eglise et vie chrétienne, Commentaire ébauché du "Notre Père", p.18, SOP, no 83, décembre 1983, pp.16-19.
[33] Mentionné dans Olivier Clément : art cit., p.18.
[34] De la méditation de la souffrance de Dieu à travers la croix de Jésus, j’évoque cet exemple émouvant, extrait de la biographie d’une sainte contemporaine qui ne répond pas à l’idée que nous nous faisons habituellement des saints, bien qu’elle ne leur soit en rien inférieure par la merveille de son don de soi et l’éclat de son rayonnement ; je veux parler de Mère Marie Skobtsov.
Elisabeth (Lisa) Pilenko est née en Russie en 1891. Elle était si douée qu’elle devint, durant sa jeunesse et grâce à sa forte personnalité, à sa vaste culture et à sa virtuosité littéraire et artistique, la vedette des salons de Saint-Pétersbourg et l’amie du grand poète russe Alexandre Blok. Elle milita dans les rangs des socialistes révolutionnaires qui combattaient le despotisme et l’injustice. Lorsque la révolution bolchevique se déclencha et fut suivie par une longue guerre civile, elle fut élue, à cette époque, maire de sa ville natale, Anaba, et fut exposée au danger de mourir de la main tant des Blancs que des Rouges. Elle mena une vie troublée et mouvementée durant laquelle elle s’éloigna de l’Eglise. Elle se maria deux fois, divorça, entretint une liaison, et eut trois enfants dont la mort de deux d’entre eux la bouleversa. Elle fut obligée d’émigrer, et s’installa, comme beaucoup de Russes, en France. Après qu’elle se fut un peu éloignée de Dieu, elle retourna à la foi, s’engagea dans le mouvement de l’« Association Chrétienne des Etudiants Russes » et se rapprocha du Père Lev Gillet, le fondateur de la première paroisse orthodoxe française, et du philosophe Nicolas Berdiaev. Elle resta tout au long de sa vie poète, peintre et écrivain, passionnée de l’intellect. Quand elle décida d’embrasser la vie monastique, l’évêque Euloge qui dirigeait un diocèse russe à Paris, la revêtit de l’habit de moniale, lui donnant le nom de la sainte repentante Marie l’Egyptienne (elle fut dès lors connue sous le nom de mère Marie) et lui assigna comme monastère le désert des cœurs brisés, jetés seuls au milieu de la cruauté et de la sécheresse du monde moderne, et assoiffés de tendresse. Pour ceux-là, elle fonda un foyer, rue Lourmel, à Paris, et y accueillit tous les marginaux de la terre, leur procurant la nourriture, le gîte, la chaleur, l’affection et les soins. Elle était aidée par son fils Youri, et l’aumônier de la résidence était un prêtre russe, le père Nicolas Klépinine. Durant l’occupation allemande de la France, au cours de la Seconde Guerre Mondiale, elle accueillit encore des juifs poursuivis par le racisme nazi pour être envoyés aux camps d’extermination. Elle leur procurait les moyens d’échapper à une mort fatale, exposant ainsi sa vie au danger. Cependant son action humanitaire n’échappa pas au regard de la Gestapo, qui finit par les arrêter elle, son fils Youri et le père Klépinine et par les envoyer dans des camps d’extermination en Allemagne, où ils moururent. Mère Marie est morte, martyre de son amour, dans le camp de Ravensbrück, en 1945. Et le 17 janvier 2004 le synode du patriarcat œcuménique de Constantinople, dont dépend le diocèse russe auquel appartenait mère Marie à Paris, proclama sa sainteté et celle de ses deux compagnons de martyre, son fils Youri, âgé d’une vingtaine d’années, et le père Klépinine.
J’ai donné cet aperçu de la vie de mère Marie et des conditions de sa mort, pour introduire un texte qu’elle a laissé : c’est l’un de ses derniers poèmes et il témoigne de sa vive sensibilité pour ce que j’ai de dit la souffrance que fait endurer à Dieu le drame de l’univers. J’ai trouvé ce texte en français dans un article écrit par l’un des narrateurs de la vie de Mère Marie, et en voici un fragment :
(…) Me voici parvenue à ma limite (…)
J’ai dû payer ma dette de l’or fin de mes souffrances,
Le compte est juste maintenant.
Et voici le dernier dépouillement : quitter la vie
Pour tes froides demeures.
Le souffle brisé, je plonge mon regard dans le tien (…)
Non ce n’est pas ainsi que je te voyais
A travers les images de cette terre misérable et souillée
En ton regard, voici toute l’amertume du monde
Et tout le feu d’amour de ton agonie au Golgotha (…)
Je tremble : tu étends vers moi ta main. »
Cité par Paul Ladouceur : L’expérience et l’idée de la mort chez sainte Marie de Paris, pp233-234, Contacts, 57e année, no211, juillet-septembre 2005, pp216-235
Dans ce texte Mère Marie se voit vers la fin de sa vie torturée, et il lui semble au premier abord que tout ce qu’elle a enduré de douleurs durant toute sa vie, surtout suite à la mort de ses bien-aimés, son père, son frère et ses deux filles, était une sorte de remboursement des dettes dont ses péchés l’avaient chargée, et que sa mort, qu’elle prévoit proche, sera la fin du remboursement que la justice divine lui réclame. Mais à ce moment même, elle lève, le cœur brisé, son regard vers Dieu, plonge dans les profondeurs de son mystère. Elle découvre alors qu’elle ne le voyait pas dans sa vérité, car elle projetait sur lui les laideurs du monde, alors que, à travers la croix de Jésus, Il avait pris sur Lui tous les drames de l’univers. C’est alors qu’elle prend conscience, dans un transport d’émotion et de saisissement, qu’elle n’est pas toute seule en sa misère, parce que celui qui a partagé cette misère par amour, et a bu son amertume jusqu'à la lie, lui tend la main de l’accompagnement et de la compassion.
[35] Voir France Quéré : L’homme né aveugle (Jn 9, 1-41), p.63, in Une lecture de l’évangile de Jean (1987), DDB, Paris, nouvelle édition, 1995, pp51-64.
[36] Voir Paul Ricœur : Le scandale du mal (1986), Esprit, no.140-141, juillet-août 1988, pp57-63.
[37] Voir:
[38] Voir Pierre Le Hir : Au Musée de l’homme, dans les méandres du cerveau, Le Monde, Paris, 22 octobre 2005, p.23.
[39] Mentionnons, à titre d’exemple, le rôle éminent de la révolution opérée par Pasteur en médecine, par sa découverte des microbes et des moyens de les combattre, et ensuite l’autre révolution née de la découverte des antibiotiques. Ces deux révolutions ont permis de vaincre des maladies épidémiques comme la peste, qui tuaient des centaines de milliers de personnes à la fois, et de juguler des maladies meurtrières largement répandues comme la tuberculose.
[40] A la fin du XIXe siècle, il y avait 500 enfants sur 1000 en France, qui mouraient avant d’avoir un an. Tandis qu’au début des années 1950, le pourcentage a diminué jusqu'à 50 enfants sur 1000, puis en 1995 jusqu’à 5 enfants sur 1000. Voir Brigitte Thévenot avec Aldo Naouri, Questions d’enfants (1999), Poches Odile Jacob, no.44, Paris, 2001, pages 25 et 51.
Voir Marc Ferro : Le Monde Diplomatique, décembre 1997, p26.
[42] Martin Luther King est l’un d’eux, qui a mené, s’inspirant de sa foi, de 1955 jusqu'à son assassinat en 1968, un magnifique combat non-violent pour libérer les Noirs des Etats-Unis de l’injustice et de l’infériorité. Ce combat a abouti à leur garantir les droits civiques et à ébranler une ségrégation raciale tenace. A ce sujet, il écrit :
"…Nous devons nous remettre en mémoire que Dieu est à l’œuvre dans son univers. Il n’est pas en dehors du monde, le regardant de loin avec une sorte de froide indifférence. Sur toutes les routes de la vie, il combat notre combat. Comme un Père toujours aimant, il œuvre dans l’histoire pour le salut de ses enfants. Quand nous luttons pour vaincre les forces du mal, le Dieu de l’univers est là qui combat avec nous …"
Martin Luther King : La force d’aimer (Strength to love, New York, 1963), traduit de l’américain par Jean Bruls, Casterman, Paris, 1982, p110.
[43] A l’exception de la bactérie qui, comme il est connu, prolifère en se divisant en deux, et ainsi de suite, sans mourir, et ce processus peut se prolonger pour des milliards d’années. Voir Jacques Ruffié : Le Sexe et la Mort, cité in Questions d’enfants, op.cit., p.107.