Les réflexions que nous avons développées [dans notre ouvrage] fournissent-elles des éléments susceptibles d’aider à une reconsidération éventuelle de la pratique du jeûne, actuellement en vigueur dans l’Église orthodoxe? Nous nous contenterons, pour notre part, de formuler quelques suggestions qu’il nous a paru utile de soumettre à la réflexion des théologiens et à la sagesse des pasteurs
Il n’est peut-être pas inutile de préciser que ces suggestions ne signifient nullement une méconnaissance de la priorité de la grâce divine, et de son rôle essentiel pour promouvoir la pureté et la fécondité du jeûne. Nous tenons simplement à rappeler que la tradition de l’Orient chrétien, prolongeant sur ce point la révélation biblique, souligne la « synergie» divino-humaine dans l’œuvre du salut, synergie parfaitement réalisée en Jésus-Christ. Il a plu à Dieu de faire de nous ses partenaires et ses collaborateurs : « Nous travaillons [ ... ] à l’œuvre de Dieu », dit saint Paul (1 Co 3,9). Si nous suggérons des initiatives humaines d’aménagement du jeûne, c’est donc en vue de voir offerte à l’œuvre divine qui s’y opère une coopération aussi entière et authentique que possible, et que soit évité le risque de faire porter à Dieu la responsabilité de pallier magiquement à notre imprévoyance et à notre inconscience, au mépris de l’avertissement scripturaire : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu » (Mt 4,7 et Dt 6,16).
Difficulté du jeûne orthodoxe
Les jeûnes orthodoxes sont particulièrement longs et rigoureux. Longs, ils couvrent, en effet presque tous les mercredis et vendredis de l’année ; quarante jours pour l’avent ; une cinquantaine de jours pour le Carême ; une période variable préparatoire à la fête des apôtres Pierre et Paul ; deux semaines de préparation à la fête de la Dormition de la Vierge ; quelques vigiles et fêtes.
De plus, ils sont rigoureux, comportant l’abstention, non seulement de viande, mais aussi de laitages et d’œufs, pour tous les jours de jeûne sans exception, et de poisson (du moins en ce qui conceme l’usage en vigueur dans l’Église d’Antioche) pour la plupart d’entre eux ; à quoi il faut joindre, pour le Carême, un jeûne total jusqu’à midi (qui a remplacé l’ancien usage de jeûner jusqu’au coucher du soleil), les samedis (sauf le samedi saint) et les dimanches exceptés. [ ... ]
Absence d’une perspective légaliste
Signalons cependant, à l’actif de la pratique disciplinaire orthodoxe en ce domaine, l’absence d’une perspective légaliste. D’où une possibilité d’adapter le jeûne aux circonstances personnelles de chacun, ce qui permet de prendre en compte tant le niveau de développement spirituel atteint que les limites psychologiques de la tolérance à la frustration, limites fort variables d’un sujet à l’autre puisqu’elles dépendent du tempérament propre et de l’histoire individuelle.
« L’Église orthodoxe, en général, donne des directives plutôt que des prescriptions littérales, écrivait le père Lev Gillet à ce propos. Elle indique des buts, elle montre des modèles, elle dit à quoi l’on doit tendre, mais, comme elle n’a pas d’autorités humaines qui puissent accorder des dispenses, elle laisse chaque conscience juge de ce que, en présence d’une tradition devenue règle, l’adaptation aux circonstances personnelles commande ou permet. » Le même auteur notait : « Beaucoup de laïcs orthodoxes observent un jeûne assez strict pendant tout le Carême. La plupart observent un Carême adouci, mitigé » (Un moine de l’Église d’Orient : L’an de grâce du Seigneur, Cerf, p. 317).
Dangers du modèle actuel
On peut cependant se demander si le « modèle » proposé par les « directives» orthodoxes relatives au jeûne -si peu contraignants que soient ce modèle et ces directives -n’est pas sans présenter de réels dangers. En effet, conçu sans doute, à l’origine, en fonction de la riche expérience spirituelle de moines totalement adonnés à la quête de Dieu, il risque d’être imprudemment adopté tel quel -du moment qu’il est tacitement, et parfois même explicitement, proposé à tous -par des fidèles riches de bonne volonté mais encore novices dans la vie spirituelle, et qui pourraient s’imaginer, en toute bonne foi, que la pratique du jeûne, en tant que telle, est appelée à jouer un rôle décisif dans leur progrès spirituel, sacrifiant ainsi, sans s’en rendre compte le plus souvent, à une conception volontariste, plus ou moins entachée de magie, de la vie chrétienne.
Les fidèles risquent alors de succomber sous le « lourd fardeau » (Mt 23,4) d’une frustration qui n’est, ni psychologiquement ni spirituellement, à leur mesure (alors que le « fardeau » du Christ « est léger », comme il l’a dit: Mt 11,30) et qui, mal assumée, risque ou bien de fausser plus ou moins gravement leur jeûne, ou du moins de le leur faire vivre sur un mode de médiocrité spirituelle sans commune mesure avec le but qu’ils se proposent et les sacrifices qu’ils consentent. Sans compter que beaucoup de fidèles de bonne volonté, qui ne demanderaient pas mieux que de s’entraîner graduellement à l’ascèse du jeûne en vue de favoriser leur croissance spirituelle, sont sans doute découragés par la difficulté d’un modèle qu’ils se sentent incapables d’assumer eh bloc, et, cédant à la logique trompeuse du « tout ou rien », renoncent à tout effort en ce sens, au détriment parfois du sérieux de leur engagement de foi.
Pourquoi ne pas alléger ce modèle?
Dans ces conditions, ne serait-il pas spirituellement avantageux d’alléger le « modèle » communément proposé aux fidèles, les modalités de cet allègement devant être fixées avec beaucoup de prudence (qui ne devrait pas exclure l’audace !) et sur la base d’une consultation aussi large que possible qui donnerait la parole à toutes les composantes du « peuple de Dieu », c’est-à-dire non seulement aux hiérarques, aux théologiens, aux « experts )} de tout genre, mais aussi aux fidèles de la « base » et aux pasteurs vivant à leur contact, quitte à ce que le modèle actuel soit réservé aux moines et à ceux qui, avec l’aide d’un guide spirituel sage et prudent, décident de se mettre à leur école.
Quant au commun des fidèles, le modèle plus accessible qui leur serait éventuellement proposé devrait être présenté explicitement comme « modèle », non comme « loi ». En outre, ils seraient exhortés, selon la recommandation formulée par le père Schmemann, dans son livre Le Grand Carême, à suivre, dans la pratique du jeûne, une sage gradation qui tienne compte des forces réelles de chacun, tant psychobiologiques que spirituelles, mais en les utilisant à fond pour un engagement en profondeur (et non plus formel) dans l’ascèse du jeûne, et en les situant dans une perspective de dépassement qui sollicite de Dieu la grâce de reculer les limites du possible.
Un allègement de cet ordre a été récemment adopté par une Église locale. Le saint¬synode (assemblée des évêques diocésains) du patriarcat d’Antioche a, en effet, dans sa session des 26 et 27 mai 1997, décidé d’étendre, à toute la période qui s’étend de Pâques à l’Ascension, la levée totale d’abstinence du mercredi et du vendredi, d’abord restreinte à la semaine pascale, et ce afin de permettre aux fidèles de mieux ressentir l’ambiance de Résurrection propre à cette période. Cet amendement, mineur certes, constitue, à notre sens, une avancée prometteuse, d’autant plus qu’il est théologiquement et liturgiquement motivé.
Pourquoi ne pas mentionner, sur cette lancée, un autre amendement possible, lui aussi à la fois mineur et significatif, que j’ai jadis entendu évoquer par un ami, pasteur et théologien, et qui a retenu mon attention. Il consisterait à élargir la rupture du jeûne complet, qui marque les samedis et dimanches des six premières semaines de Carême, de telle sorte qu’elle s’accompagne de la suspension, ces jours-là, de l’abstinence d’œufs et de laitages. Cette pause hebdomadaire, outre qu’elle permettrait aux jeûneurs de reprendre souffle, et donc de poursuivre leur effort ascétique avec un nouvel entrain, leur rappellerait concrètement la dimension pascale du jeûne, celle-là même que souligne, tout au long de ce dernier, la célébration hebdomadaire du « jour du Seigneur. »
Patience et progression
Certes, ce serait méconnaître tant la fragilité de la condition humaine que les exigences de la vie nouvelle en Christ, que de s’imaginer que le jeûne pourrait être pratiqué sans problème. La frustration qu’il comporte -et qui concerne, rappelons-le, un domaine particulièrement vital -entraînera toujours, peu ou prou, des réactions psychologiques régressives qui exigeront toujours du jeûneur un effort vigilant et courageux pour les empêcher de fausser l’enjeu spirituel de sa privation orale (indissociablement alimentaire et affective). On ne saurait, dans la vie chrétienne, faire l’économie du combat, et le jeûne est, comme le rappelle le père Schmemann, un des terrains privilégiés de ce combat. Mais cet auteur ajoute fort sagement que « ce n’est pas en sautant que nous atteignons la sainteté mais pas à pas et en payant le prix entier de chaque pas ».
Le père Schmemann évoque à ce propos « la vertu divine de patience. Et d’abord de patience à l’égard de nous-mêmes », cette vertu inséparable de l’humilité, que les grands spirituels situent au cœur de la vie chrétienne et dont la psychanalyse a retrouvé, par ses voies propres, la primordiale importance. Mieux vaut, dirons-nous, paraphrasant une formule de la parabole des talents, s’efforcer d’être, sérieusement et à fond , « fidèle en peu de choses », en faisant confiance au Seigneur et au dynamisme de sa grâce, que de se crisper, sur un mode volontariste qui risque fort de dégénérer en formalisme et magie, sur l’accomplissement coûte que coûte de « beaucoup». (C’est la « crampe volontariste» qu’évoquait, si nous nous rappelons bien, Bernanos.) Le fidèle qui, dans l’humble reconnaissance de ses limites, vit un jeûne restreint comme le lieu d’une rencontre authentique et joyeuse avec le Seigneur -et ce à travers l’apprentissage de la difficile conversion, du Dieu sensible au Dieu apparemment absent -, attend de la visitation de ce dernier la grâce de pouvoir reculer progressivement ces limites et d’accéder graduellement à une plus haute et plus généreuse fidélité : « C’est bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son maître, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t’établirai… » (Mt 25,21). [ ...]
Promouvoir les dimensions relationnelles du jeûne
Pour une saine pastorale du jeûne, il importe de souligner et de promouvoir le contexte relationnel, « communionnel», de ce dernier, pour en assurer la visée spirituelle, soutenir son effort et le prémunir contre l’échec et les déviations. C’est, en effet, dans la mesure où le croyant sera solidement ancré dans sa relation avec l’Autre et avec les autres, qu’il pourra assumer véritablement la signification du jeûne, celle d’une renonciation à l’attitude consommatoire en vue de l’accueil et du don. C’est dans la mesure où il aura découvert existentiellement Dieu au-delà de ses dons sensibles qu’il pourra, renonçant provisoirement à ces dons dans ce qu’ils ont de plus vital, accepter en profondeur la pauvreté et la nudité qu’exige la quête du Dieu Vivant et progresser ainsi, de découverte en découverte, dans son approche de « l’éternellement cherché ».
C’est dans la mesure où le croyant sera affermi dans la certitude de l’amour indéfectible de Dieu pour lui qu’il pourra accepter le risque d’aimer à son tour dans l’insécurité de l’exode et le vide du désert, faisant de sa kénose personnelle le lieu d’une joyeuse rencontre et participation de la kénose divine. « Voici ce qu’est l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés [ ...]. Nous, nous aimons, parce que lui, le premier, nous a aimés» (1 Jn 4,10,19).
Ancré dans l’amour, le jeûne sera ainsi vécu en vue de l’amour, amour de Dieu et amour du prochain qui en est indissociable (Mt 22,37-39). Ainsi orienté, il ne risquera pas de s’enliser dans les réactions régressives d’une frustration mal assumée, mais pourra devenir effectivement ce printemps de l’âme que désignent les textes liturgiques, ce bain de jouvence où la personne s’épanouit et se libère dans la fête de la communion. [ ...]
C’est de cette nécessité de promouvoir les dimensions relationnelles qui confèrent au jeûne son authenticité que découlent les suggestions pastorales que nous allons formuler ci-après.
Dégager la signification du jeûne
Il faut prendre soin d’éclairer les fidèles sur la véritable signification spirituelle du jeûne, afin de leur éviter l’écueil de CE;! formalisme desséchant, de ce « moralisme ritualiste » qui ne menacent que trop nos communautés orthodoxes dans leur situation concrète. Il est bon de faire porter la prédication sur ce point, particulièrement dans la période préparatoire au Carême, où les textes liturgiques insistent sur l’ordination du jeûne à la conversion et à la charité.
Soulignons qu’il faut veiller aussi -et c’est ce qui nous manque cruellement, comme le rappelait récemment, dans un entretien (en arabe) accordé à la revue « An-Nour» , Me Albert Laham, un des fondateurs du Mouvement de la jeunesse orthodoxe du patriarcat d’Antioche -à transposer, dans cette prédication, le riche héritage spirituel que la Tradition nous a légué concernant le jeûne, en une langue accessible et compréhensible pour l’homme contemporain, qui puisse parler à son esprit et à son cœur, et l’arracher aux torpeurs d’une débilitante routine. Car l’homme contemporain a droit, lui aussi, à entendre, dans sa langue, le message de libération.
Prière et écoute de la parole
Il faut aussi aider les fidèles à accompagner leur jeûne d’une pratique plus intense de la prière et de la méditation de la Parole de Dieu. Et ce, non seulement en aménageant les célébrations liturgiques (du point de vue de l’horaire, de la durée, de l’expression, de la participation, etc.) de manière à les rendre accessibles et profitables au plus grand nombre, mais aussi en encourageant la formation de petits groupes susceptibles de favoriser un apprentissage, à la fois personnel et communautaire, de la prière et du contact avec la Parole, en liaison avec les problèmes et les engagements de l’existence, et dans le contexte d’un partage de vie fraternel : les équipes, les cercles et les groupes de prière du Mouvement de la jeunesse orthodoxe du patriarcat d’Antioche nous semblent constituer une expérience intéressante en ce domaine.
Une contestation radicale de la « société de consommation »
Nous croyons qu’il faut inciter les fidèles à pratiquer le jeûne dans l’esprit d’une {( contestation radicale de la société de consommation» (Bernard Besret) laquelle, outre qu’elle conduit « à la destruction de la nature à force de la considérer uniquement comme un réservoir et un dépotoir» (Roger Garaudy), outre qu’elle entretient la violence dans le monde et qu’elle compromet l’avenir de l’humanité, enferme ses privilégiés eux¬mêmes dans la solitude asphyxiante d’une quête indéfinie, et indéfiniment décevante, de satisfactions égocentriques vécues sur le mode oral le plus archaïque.
Le jeûne serait ainsi conçu comme mise en question, à leur racine psychologique, des complicités que la «société de consommation » -si bien nommée -éveille en chacun. Cette mise en question devrait s’authentifier par une attitude plus libre et plus critique à l’égard des multiples séductions exercées par ladite société. Elle devrait, par exemple, s’exprimer par une résistance plus grande à la fascination qu’exercent les images du petit écran, une consommation plus sobre de ces images et un choix plus sévère relatif à la qualité des programmes suivis à la télévision.
L’inspirateur d’un style nouveau de relation
En outre, nous croyons nécessaire d’appeler les fidèles à adopter effectivement, à l’occasion du jeûne et en harmonie avec la spiritualité de ce dernier, un style de relation avec les autres qui, une fois instauré à la faveur de cette période privilégiée, continuera ensuite à marquer durablement leur conduite.
Un tel style comporte, entre autres, la remise en question, non seulement de toutes les formes d’agression prédatrice que nous exerçons sur nos semblables, les déchirant à belles dents, parfois sans même nous en rendre compte, dans leurs intérêts les plus légitimes, leurs sentiments et leur dignité, mais aussi de l’indifférence et de la superficialité qui marquent trop souvent nos relations avec eux, dominées en fait par l’avidité ({ orale)} qui s’exprime dans la quête lancinante de notre propre profit, de notre satisfaction égocentrique.
En ouvrant avec l’aide du jeûne -qu’elles soutiennent et qui les soutient -une brèche dans le mur d’avidité qui nous sépare d’autrui, ces difficiles remises en question devraient préparer, en fin de compte, une radicale conversion de notre attitude vis-à-vis des autres, par l’accès à cette participation affective avec eux que Max Scheler nomme « sympathie» (au sens fort du terme). Il s’agit de rien de moins que de se libérer de « l’illusion solipsiste » que décrit ce philosophe, ({ iIIusi.on métaphysique)} spontanée et inconsciente en vertu de laquelle nous nous comportons pratiquement comme si nous étions seuls réels et comme si les autres n’avaient qu’une ({ existence d’ombre)} essentiellement ordonnée à nos besoins et à nos projets -pour s’ouvrir à la révélation que l’autre, en tant que tel, « existe aussi certainement et authentiquement» que moi. Nous retrouvons là « cette grâce d’humilité connaissante que demandait Simone Weil : savoir que les autres existent» (Olivier Clément, Anachroniques, DDB, p. 341).
L’apprentissage du silence
Cet effort vers l’authenticité dans les rapports avec autrui passe aussi par une discipline de ce registre ({ oral» qu’est celui de la parole, surtout dans des cultures loquaces comme la nôtre au Moyen-Orient, où les mots sont souvent traités comme une matière à consommer en vue d’une affirmation égocentrique de soi, usage régressif de la parole qui la dépouille, en fait, de sa portée relationnelle, pour la ramener au niveau de la satisfaction narcissiq ue close.
Une ascèse parallèle à celle du jeûne, et complémentaire de cette dernière, devrait consister ici dans l’apprentissage du silence, apprentissage par lequel on « se vide» de parole (ou plutôt de pseudo-parole égocentrique) comme de nourriture, acceptant en soi ce ({ manque» fondamental que l’avidité orale cherche en vain à masquer, et qui, s’il est reconnu et assumé, permet seul à l’autre d’exister en vérité, et au sujet de s’arracher à une plénitude narcissique illusoire pour devenir réellement présent à soi et à autrui.
Cette ascèse du silence -outre qu’elle nous libère pour l’écoute des autres -est la condition d’un contrôle de nos paroles, de nature à nous dégager du verbalisme et du bavardage, à nous faire redécouvrir la parole comme don divin et comme responsabilité, à nous faire prendre au sérieux son impact possible sur autrui comme source de préjudice ou, au contraire, comme service et témoignage.
« L’époque est marquée par une incroyable inflation du langage -avant tout dans les médias et la publicité, écrit Olivier Clément [...]. Rhétorique des discours, appauvrissement du vocabulaire politique, abstractions vaguement ésotériques du bavardage économique, qui conçoit l’économie comme idole et comme destin, quête inlassable de “communication” dans l’irréel et le creux verbal.
« Alors grandit l’attente de la parole comme éveil, libération, révélation d’un sens. Le langage est bruit, la parole -modulation du silence. La foi vit de parole, elle meurt de langage. La vraie parole est parole de vie, secrète et difficilement communicable, sinon par des hommes de silence et de compassion et dans une célébration créative » (De la sécularisation, in Contacts, n° 185, p. 14-38).
Restaurer le « carême de partage»
Nous pensons enfin que, pour donner au jeûne toute sa portée vivifiante et humanisante, il faut remettre en honneur la pratique, authentifiée par la Bible et par la première tradition chrétienne, du ({ Carême de partage», en insistant plus sur sa signification de partage que sur la quantité d’argent que l’on se propose de collecter de la sorte (si importantes que soient, en la matière, les considérations d’({ efficacité », elles ne doivent pas néanmoins estomper le sens de ce jeûne). Ainsi conçu, celui-ci devient, en effet, participation « dans la chair)} à l’indigence des autres -« Souvenez-vous des prisonniers, comme si vous étiez emprisonnés avec eux, et de ceux qui sont maltraités, comme étant vous aussi dans un corpS» (Hb 13,3) -, et c’est de cette participation fraternelle vécue que jaillissent alors et une intercession pour eux qui devient « en vérité l’offrande de la substance même des priants, brûlée par leur amour» (P.-R. Regamey), et une action en leur faveur.
Action qui, dans le contexte contemporain, devrait déborder le cadre d’une assistance individuelle, ou même collective, pour déboucher sur un engagement actif en vue d’une transformation des structures oppressives d’un monde qui, dans son organisation -ou plutôt sa désorganisation -actuelle, consacre l’exploitation effrénée des ressources de la planète, sur un mode proprement « cannibalique » (parce que c’est la subsistance des exclus qui est ainsi dévorée), au profit d’une minorité de pays et de groupes privilégiés.
Quand on sait qu’il faut plusieurs unités de protéines végétales Jusqu’à 12 dans certains cas) pour constituer une seule unité de protéines animales, et que le système économique actuel aboutit à ce que 40% de la production des grains dans le monde est consacrée à nourrir les animaux en vue de l’alimentation des populations des pays riches; quand on sait qu’« une quantité croissante de grain produit par les pays du tiers¬monde est aujourd’hui dirigée rapidement vers les usines de transformation afin d’engraisser les volailles et les animaux dont la viande est trop chère pour la plupart des consommateurs locaux» ; quand on sait que les meilleures terres du tiers-monde sont accaparées par les multinationales agro-alimentaires au profit d’intérêts étrangers associés à ceux d’une «minuscule élite locale» et consacrées aux cultures d’exportation, dont celle du soja pour l’alimentation du bétail des pays développés, au détriment des besoins alimentaires des habitants des pays pauvres, dont la malnutrition va s’aggravant ; quand on sait, par exemple, que les auteurs d’un rapport du Centre Français du Commerce extérieur « sont tout à fait convaincus que la culture du soja a réduit de façon dramatique (au Brésil) le nombre d’hectares consacrés auparavant à une [...] culture vivrière de base, le feijao ou haricot noir, dont le prix, en raison de la pénurie, a augmenté de 275% entre la fin de 1972 et le mois d’août 1973 » ; bref, si l’on prend en considération et au sérieux ce qui précède, alors l’abstention de viande (et de produits animaux en général) pendant le jeûne prend une signification symbolique nouvelle qui s’ajoute à celles que nous avons déjà signalées. Elle est alors vécue comme communion à l’indigence de tous ceux que le système économique capitaliste (surtout dans sa version ultra-libérale actuelle) prive non seulement de viande, mais de ce minimum vital de protéines végétales qui leur sont en quelque sorte arrachées de la bouche pour suralimenter en viande les populations des pays riches et ceux qui, dans les pays pauvres, participent de leurs privilèges.
« Ne savez-vous pas quel est le jeûne qui me plaît? »
« Ne savez-vous pas quel est le jeûne qui me plaît?
Oracle du Seigneur Yahvé :
Rompre les chaînes injustes,
Délier les liens du joug;
renvoyer libres les opprimés, briser tous les jougs; partager ton pain avec l’affamé, héberger les pauvres sans abri,
vêtir celui que tu vois nu et ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair. .. » (Is 58,6-7)
et un texte liturgique du Triodion, qui lui fait écho : « Mes frères, si nous jeûnons corporellement, Jeunons aussi spirituellement, dénouant tous les liens de l’injustice, défaisant les nœuds des relations oppressives, déchirant les actes iniques, fournissant du pain aux affamés… » (vêpres du mercredi de la première semaine du Carême).
Libération des frères opprimés, réconciliation avec les frères dont nous séparent des divergences confessionnelles
(Écrites en 1982, c’est-à-dire au plus fort de la guerre civile libanaise, les lignes qui suivent sont une sorte de sursaut évangélique directement inspiré par l’horreur de ce désastre national qui a déchiré, endeuillé et ruiné le pays durant quinze longues années (1975-1990), et dont les profondes blessures sont encore loin d’être entièrement cicatrisées) .
Si le Carême de partage prend ainsi le sens d’un engagement en vue de la libération des frères opprimés, il peut revêtir aussi le sens d’un geste de réconciliation avec les frères dont nous séparent des divergences confessionnelles qui, trop souvent -l’histoire le montre abondamment et la situation actuelle de notre pays l’illustre tragiquement -se durcissent en exclusions réciproques, en haines et même en affrontements sanglants. (Et depuis, il y a eu la tragédie yougoslave, et son cortège d’horreurs…). Dans ces conditions, le jeûne, dans la mesure où il s’efforce de dompter l’agressivité sous sa forme la plus fondamentale et la plus archaïque, celle de l’avidité orale, doit être l’occasion d’inaugurer ce dépassement de l’inimitié qui est au cœur même du mystère pascal.
C’est ainsi que le Carême œcuménique de partage en vue de subventionner « l’opération Espérance », organisée par la fraternité de Taizé au profit des pays du tiers-¬monde, a permis d’unir les chrétiens divisés dans une même intention fraternelle. Au Liban, où le confessionnalisme a démasqué, aujourd’hui plus que jamais, son visage sordide et meurtrier, un Carême de partage, qui saurait lire « les signes des temps », pourrait -sur la base d’une entente entre les Églises -inviter les fidèles de chacune de celles-ci à consentir que le produit de l’aide fraternelle collectée à cette occasion par leur propre communauté, soit non seulement consacré aux pauvres de cette dernière, mais aussi versé en partie pour subvenir aux besoins des indigents des autres Églises et aussi de ceux des communautés musulmanes. Nous pensons que ce geste aurait la valeur d’un témoignage prophétique dont la signification serait profondément ressentie dans la sombre conjoncture que nous vivons.
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