Comment concilier l’obéissance dans l’Eglise avec le changement?
Avant de répondre, encore faudrait-il clarifier le sens des mots, car souvent la confusion survient à cause de l’ambiguïté qui entoure l’intention des mots.
Quel est le sens de l’obéissance chrétienne ? L’obéissance est imprégnée d’ambiguïté, et peut être comprise en un sens diamétralement opposé à l’esprit de l’Evangile. Autant l’homme est tenté d’enfreindre pour enfreindre, c’est-à-dire pour être reconnu par le biais de la désobéissance, autant est grande la tentation de se soumettre au plus fort parce qu’il est fort, et de céder à la volonté de la communauté pour la seule raison qu’on lui appartient; peu importe alors si le plus fort ou la communauté ont raison ou tort. Dans ces deux cas, on obéit par peur de l’affrontement, par peur de se singulariser même dans la vérité. On a peur de nager à contre courant car c’est dur. On a peur de la solitude, alors on préfère être dans l’erreur avec la communauté plutôt que d’avoir raison tout seul.
L’obéissance n’est donc pas une donnée évidente. Le mot exige une critique qui révèle ce qui est véridique en lui et ce qui est mensonger. Toute obéissance n’est pas évangélique. En effet, la qualité de l’obéissance dont il est question ci-dessus (soumission au plus fort ou à la communauté en tant que telle) n’est pas évangélique. Car l’Evangile est tout entier affrontement et avancée à contre courant. Il y a une forme de révolte qui est évangélique, et qui n’est pas une révolte pour la révolte (ce qui serait une dérive vers l’individualisme, et l’individu ne devient une personne que s’il se dépasse par le partage) mais une révolte pour la vérité avec tout ce qu’elle comporte comme risque d’amère solitude pour celui qui l’assume. Quant à l’obéissance, elle mène fréquemment à des conduites qui vont à l’encontre de la vérité.
Nous avons de terrifiants exemples des méfaits de l’obéissance dans le monde moderne. A l’ère nazie et stalinienne, des millions d’hommes ont été massacrés dans les camps de concentration, et ceux qui ont exécuté les ordres de les tuer étaient des hommes qu’on ne peut qualifier de monstres comme on l’imaginerait: ils étaient des gens ordinaires comme nous. Mais, au moment où ils furent jugés pour les crimes qu’ils avaient perpétrés, ils se sont défendus en disant qu’ils n’avaient fait qu’exécuter les ordres reçus et qu’ils étaient tenus d’obéir. J’ai lu à ce sujet l’autobiographie de Rudolph Hess qui a dirigé le camp de concentration d’Auschwitz et qui a été ensuite condamné à mort. En lisant son livre “Le commandant d’Auschwitz parle”, je me suis aperçu que cet homme, loin de présenter des traits monstrueux, avait été seulement éduqué à obéir aux autorités sans discuter. C’est ainsi qu’il fut formé et, effectivement, quand il est arrivé à son poste de haute responsabilité, s’en tenant à la ligne de conduite qui leur avait été inculquée, il a obéi aveuglément, en bon citoyen selon sa croyance, aux ordres inhumains de la direction nazie. Ce qui m’a particulièrement épouvanté, ce fut de lire qu’il avait reçu une éducation chrétienne qui lui avait appris l’obéissance, et de constater de la sorte que l’Evangile lui-même peut être utilisé pour résister à l’Evangile, et falsifié jusqu’à se retourner contre la vérité de l’Evangile.
Des études de psychologie sociale ont montré à quel point la tendance à la soumission est répandue et enracinée chez les humains, et avec quelle facilité elle les pousse à enfreindre les interdits et à accepter d’exécuter des actes inhumains, si les ordres proviennent de personnes jouissant d’autorité à leurs yeux (cf / les expériences étonnantes de Stanley Milgram à l’université de Yale aux Etats-Unis entre 1960 et 1963).
Par contre, tous ceux qui ont poussé l’humanité à progresser dans tous les domaines se sont trouvés dans l’obligation de se révolter, de désobéir. S’ils avaient obéi, ils se seraient soumis aux critères de la société à laquelle ils appartenaient, et leurs sociétés seraient restées sans changement, peisonnières de leur vétusté. Ceux-là ont osé nager à contre courant et l’ont payé cher et même très cher.
En fin de compte, l’obéissance est réservée à Dieu seul. Quand nous obéissons dans l’Eglise, nous n’obéissons qu’à Dieu et nous n’obéissons que dans la mesure où celui à qui on obéit est obéissant à Dieu. Contre toute autre forme d’obéissance, nous interpelle le verset « il est meilleur d’obéir à Dieu qu’aux hommes » (Actes des Apôtres 5 : 29), par lequel les apôtres ont affronté les prêtres qui prétendaient représenter Dieu, et qui, en apparence, avaient raison, car ils constituaient l’autorité religieuse officielle pour le peuple de Dieu à ce moment.
Il est dit dans l’épître aux Hébreux 13 : 17 : « Obéissez à vos conducteurs et ayez pour eux de la déférence, car ils veillent sur vos âmes comme devant en rendre compte ». Cependant, cette obéissance n’est pas absolue. Car au moment où ils dévient de l’obéissance à Dieu, nous devons leur désobéir. Vous vous rappelez Jésus enfant qui était resté à Jérusalem (donc désobéissant par là à ses parents) avant de revenir avec eux au domicile familial et de “leur être (à nouveau) soumis” (Luc 2: 51), après leur avoir expliqué que l’obéissence est due, en priorité, à Dieu.
L’obéissance dans l’Eglise ne dépend pas exclusivement de la fonction ni de l’âge. On raconte qu’Abba Moïse, un des plus grands anciens, s’adressa un jour à Frère Zacharie, un jeune moine débutant, pour lui demander conseil. Voyant celui-ci surpris, Abba Moïse lui dit : « J’ai vu le Saint Esprit descendre sur toi et c’est pourquoi, dorénavant, je vais te demander conseil ». Cette histoire reflète l’esprit de l’Eglise Orthodoxe dans toute son authenticité.
La vraie obéissance est créatrice
Dieu nous révèle, à travers le progrès des connaissances humaines, non seulement ce que nos prédécesseurs n’ont pas connu de l’homme et du monde, mais aussi, à travers un tel progrès, des aspects nouveaux de sa Vérité et de la vérité de notre relation à Lui. En psychologie et en sociologie, par exemple, nous savons beaucoup plus que nos prédécesseurs, en raison de ce que Claude Bernard a dit : « Les anciens savants sont des géants et nous ne pouvons parvenir à leur taille mais nous pouvons voir plus loin que ce qu’ils ont vu car nous nous tenons sur leurs épaules ». A travers l’évolution de nos connaissances en psychologie et en sociologie, il est inévitable que nous soient révélés de nouveaux aspects de notre relation à Dieu que nous devrons soigneusement recueillir pour en être éclairés. Les lumières que l’approche psychanalytique du jeûne jettent sur sa pratique et sa compréhension en sont un exemple. Sans l’effort pour les assimiler, nous serions obéissants en apparence à la tradition de l’Eglise mais négligents en fait des potentiels de renouvellement et d’approfondissement de cette tradition même.
Si notre obéissance aux Pères se réduisait à la simple rumination de leurs paroles, nous trahirions leur Pensée et leur Approche. Ceux-ci n’ont pas eu peur d’entrer en dialogue ouvert et hardi avec la culture de leur époque. Ils puisaient de la révélation divine et du meilleur de la production de l’intelligence humaine de leur civilisation et vivaient avec honnêteté et profondeur une tension créatrice entre ces deux sources, une tension par laquelle ils enrichissaient la foi et baptisaient la pensée humaine, guidés par le sens divin que l’Esprit Saint a versé dans leurs cœurs. Si nous voulons leur obéir effectivement, soyons comme eux des gens de dialogue, et apprenons d’eux comment allier l’ancrage dans la Foi à la fidélité à tout ce qui est bon et lumineux dans notre culture, quand bien même mélangé à beaucoup d’ivraie. Autrement ce serait une trahison de notre part même si nous prétendions préserver jalousement leur tradition. La rumination est trahison. Seule la fidélité créative à la tradition est une vraie obéissance.
N.B.: Traduction libre et abrégée, realisée par Georges Maalouli, avec le concours de l’auteur..