Mise en garde contre une possible dérive intégriste de la laïcité
Tripoli-Marine le 24.7.2003
Lecteur assidu du Monde diplomatique dont le témoignage sans compromission fait, selon moi, honneur à l’homme, je vous fais part d’observations critiques que m’a inspirées la lecture de l’article « Une grande lumière est apparue au président » (Lewis H. LAPHAM) publié à la page 32 du numéro de juillet 2003
Certes je partage la protestation courageuse de l’auteur contre l’instrumentalisation éhontée, par l’équipe au pouvoir à Washington, de la foi chrétienne, pour conforter l’arrogance d’une puissance hégémonique qui ne craint pas de piétiner, sous couvert de valeurs sublimes, les principes élémentaires de la justice et du droit. Mais je regrette que, dans le feu de l’indignation, l’auteur de l’article, dont je respecte néanmoins les généreuses convictions, se soit laissé aller à une amplification outrancière qui lui a permis de procéder, vers la fin de l’article, à une condamnation en bloc de la religion, dont il s’agirait, selon lui, de protéger soigneusement l’Etat, et non l’inverse, comme si ce dernier – que Nietzsche qualifiait pourtant de « monstre froid » – était la pureté même, et que la grande affaire était de le préserver à tout prix de la peste religieuse.
Pour aboutir à cette conclusion abrupte, l’auteur a dû omettre de mentionner, ne fût-ce qu’en passant, les innombrables voix prophétiques que les Eglises chrétiennes, toutes confessions confondues, ont élevées récemment dans le monde entier, et au cœur même des Etats-Unis, pour condamner la guerre contre l’Irak et se démarquer vigoureusement de l’idéologie prétendûment chrétienne qui prétendait la justifier.
Je sais quel lourd contentieux historique oppose la modernité occidentale à la religion, et comment ce contentieux est alourdi, à l’heure actuelle, par le fracassant réveil des fondamentalismes, chrétiens ou autres. Mais il me semble que la gravité même de ce contentieux méritait mieux que ce règlement de comptes sommaire avec la religion, si peu compatible d’ailleurs avec la rationalité que prône l’Occident.
Humaine, la religion est certes corruptible, comme le sont toutes les choses humaines, fussent-elles les plus nobles, et d’autant plus corruptible qu’elle est sans cesse tentée d’annexer, au profit de sa corruption, l’Absolu même dont elle se réclame. Mais de là à la prendre pour bouc émissaire et à la charger de tous les maux de l’humanité, en oubliant ses immenses bienfaits et en risquant d’approfondir un peu plus, par ce parti-pris, le fossé qui sépare les hommes, il y a un pas qu’une approche plus sereine aurait interdit à notre auteur de franchir.
Jefferson, dont il cite complaisamment le réquisitoire contre les atrocités dont la religion aurait rempli l’histoire, ne pouvait certes prévoir qu’au XXe siècle, les boucheries des deux guerres mondiales et les horreurs des camps de concentration des totalitarismes, ne devraient rien à la religion, ni que les exactions de l’entreprise coloniale française seraient, pour l’essentiel, le fait d’une République qui se situait dans la mouvance des Lumières (sans qu’il faille incriminer les Lumières pour autant
Peut-être convient-il de rappeler, dans le désarroi présent, que nul n’est à l’abri des dérives intégristes, pas même les tenants de la laïcité.
Recevez mes cordiales salutations
Costi Bendaly